Sous le pseudonyme de Balthasar ou sous son nom propre, Henri Roorda a écrit et publié, durant une décennie d’une exceptionnelle créativité, de 1915 à 1925, une dizaine de petits livres consacrés aux choses de l’école, ou bien à des réflexions sur l’Homme et le monde. On imagine vos mines, ô lectrices, ô lecteurs, à l’énoncé des mots « école » et « réflexions » - mais nous n’avons pas encore précisé qu’il était maître de mathématiques, notre pédagogue, comme Stephen Leacock et Lewis Carroll… Et, de fait, Henri Roorda est l’un des Suisses des années folles les plus curieux qui soient, un créateur digne de s’asseoir tout à côté de Charles-Albert Cingria et de satisfaire encore des générations de lecteurs.
Qu’il ait été traité avec dédain ne doit pas nous tromper : les êtres lucides et riants font tant d’ombre aux cuistres et aux secs que la ligue de ces derniers s’emploie à les déconsidérer lorsqu’ils expriment leur sagesse de manière trop autonome, ou provocatrice. Cependant Henri Roorda avait publié son premier article en 1898 dans L’Humanité nouvelle sous le titre « L’Ecole et l’apprentissage de la docilité » et consacré le deuxième à « Elisée Reclus propagandiste » (La Société nouvelle, août 1907). On imagine donc aisément où penchait le cœur du pédagogue et de l’homme : autonomie, liberté, pacifisme. Et ses élèves ont assez témoigné de son goût des mots et de son talent d’animateur de classes pour ne pas lui garder un attachement véritable. Le préfacier de ses Œuvres complètes, publiées tout de même en 1970 pour le centenaire de sa naissance, fut de ses élèves et se rappelle qu’après avoir reçu des réponses désolantes, Roorda se tourna un jour vers le poêle et, s’asseyant auprès de lui, fixa une bûche en disant « Ah ! Enfin un interlocuteur valable. »
Adepte de la synthèse plus que du commentaire, de l’allègement plus que de l’accumulation, respectueux des individus qui lui étaient confiés, Roorda marqua les esprits de ceux qui le connurent, parce qu’il était un homme de cœur et d’esprit, et que cet homme semble avoir diffusé la même bonté, la même empathie qu’Elisée Reclus, justement. « J’ai besoin d’être ému par les vérités que j’enseigne » avait coutume de dire Roorda. Les conférences de maîtres, les dogmes pédagogiques et les changements de programme l’ont-ils désespéré ? « les élèves n’en meurent pas, c’est déjà quelque chose », constatait-il, en y trouvant, pour sa part, la matière de livres forts. Ainsi d’Avant la Grand Réforme de l’an 2000 (1925) et de son pamphlet Le Pédagogue n’aime pas les enfants (1918) où il agite des propositions pédagogiques libertaires, trop saines pour être mise en œuvre sans doute : « Le soin avec lequel certains pédagogues, pendant trente ans et plus, ont compté les fautes de leurs élèves, est inimaginable. Parce qu’il est plus facile de compter les fautes que les progrès (…). Or ce qui caractérise un enfant, ce n’est pas le fait qu’il ignore, mais le fait qu’il désire savoir : ce n’est pas un insuffisant, c’est un candidat. »
De son vrai nom Henri Roorda van Eysinga, fils d’un Hollandais exilé en Suisse et disciple de Reclus, il n’était pas seulement pédagogue : il est, de fait, considéré comme le plus grand humoriste suisse. Témoignent ses quatre extraordinaires Almanach Balthasar réunis en volume en 1923, fruit de ses chroniques remarquables signées Balthasar dans La Tribune de Genève ou La Gazette de Lausanne et Le Roseau pensontant dont une réédition est annoncée. Maître d’école comme d’autres sont pharmaciens, il vivait près d’une gare où, la nuit, « les joueurs d’un camp lancent une locomotive contre un wagon pour le faire reculer et annoncent leur victoire à grand coup de cornet ». Et l’on pourrait citer mille autres mots récoltés au café, auprès de ses collègues, de ses amis, mais retenons encore celui-ci, au sujet des vitamines, où il déplore le dédain avec lequel on traite les épluchures : « Leur heure viendra. La bonne mine de nos cochons devrait nous faire réfléchir. »
Malgré un fond de tristesse métaphysique.
Charles Ramuz et Edmond Gilliard, qui n’ont jamais été loués pour leur humour, accueillirent Henri Roorda au sein de leur collection, les « Cahiers vaudois ». Les deux livres qu’ils publièrent, Mon internationalisme sentimental et Le Pédagogue n’aime pas les enfants, dénonçaient nettement l’écrivain de talent, formé, lucide et armé d’un humour pénétrant, tout comme ses traits cachaient mal un fond de tristesse métaphysique montante chez l’auteur du Rire et les rieurs - à ce stade, il faudrait faire un parallèle avec Lichtenberg, l’esprit Mittle Europa, souriant mais désabusé. Des dettes, des joies évanouies, à 55 ans, Roorda n’était plus Balthasar.
En préface de son dernier livre, Mon suicide (1926), Roorda s’expliquait : « Depuis longtemps je me promets d’écrire un petit livre que j’intitulerai : Le Pessimisme joyeux (…). Mais je crois que j’ai trop attendu : j’ai vieilli ; et il y aura probablement dans mon livre plus de pessimisme que de joie. Notre cœur n’est pas le thermos parfait qui conserverait jusqu’à la fin, sans rien en perdre, l’ardeur de notre jeunesse. »
Le thermos d’Henri Roorda cessa de conserver sa chaleur à Lausanne, le 7 novembre 1925. La veille, il avait écrit ce billet à un ami : « Cher ami,/ Hier, je t’ai menti. J’étais obligé d’être prudent car je ne veux pas qu’on m’empêche de me suicider. Quand tu recevras ce billet, je serai mort (à moins que je ne me sois raté). J’ai tout usé, en moi et autour de moi ; et cela est irréparable./ Adieu./ H. R. » Il y avait huit personnes à son enterrement.
Égarés, oubliés Le Roseau pensant
mars 2010 | Le Matricule des Anges n°111
| par
Éric Dussert
Maître d’école disciple de Reclus, Henri Roorda fut un sage pamphlétaire, soit le plus subtil humoriste suisse du siècle dernier.
Le Roseau pensant
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°111
, mars 2010.