Quatre héros investissent le plateau l’un derrière l’autre, dans l’ordre hiérarchique : colonel, lieutenant-colonel, adjudant-chef, caporal-chef. Au rapport devant l’équipe du Grand Journal, trois hommes et une femme rentrant de Haïti, où ils estiment avoir n’avoir fait que leur métier, concédant cependant, rose aux joues, que c’est un très beau métier, sauver des vies. Ils en ont sauvé seize. Denisot, le chiffre lui paraît maigre, Timothée le devine à sa mine. Denisot aime avoir des millions dans la bouche. Vous avez vendu trois cent millions de CD ! Vous avez fait trois millions d’entrées ! Bientôt, vous allez atteindre le million de lecteurs ! Ça, c’est de l’invité ! Au lieu que seize sauvetages, il va falloir faire avec, répéter le mot héros - un million de fois Denisot n’aura pas le temps - un max.
Quatre héros. Ils ne roulent pas des mécaniques, se passent avec fluidité la parole, la Sécurité civile a, c’est clair, un service communication qui n’est pas fait pour les chiens, même bergers. Quelques images de reportages les montrent en action dans les décombres, rampant, tirant, soulevant, brancardant, puis penchés sur les lits d’un hôpital de fortune. Ferventes poignées de mains entre rescapés et sauveteurs, et soudain ça frappe Timothée : quatre héros, rien que des Blancs. La Sécurité civile française ne compte-t-elle dans ses rangs aucun Antillais, aucun Français d’origine africaine ? Ou a-t-elle veillé, pour la médiatique circonstance, à ne pas entacher l’allégorie offerte à l’Occident par le séisme haïtien : « La Compassion blanche au chevet du Malheur noir » ?
Sur Internet, Timothée (il lui arrive de changer d’écran) a écouté Rony Brauman s’agacer, chez Arrêt sur images : la volonté de valoriser l’héroïque travail des sauveteurs étrangers aboutit, en cette occasion encore, à totalement passer sous silence celui, immédiat, massif, dépourvu de moyens mais non d’efficacité, des autochtones. Ce sont des Haïtiens qui ont sauvé des Haïtiens, dès la première seconde et bien avant l’arrivée des secours américains, canadiens ou français, et des reporters avec eux embarqués. Mais ces sauvetages-là, aucune comptabilité, aucune caméra ne les a enregistrés.
Quelques jours plus tard, Timothée s’installe avec huit millions d’autres téléspectateurs devant une nouvelle saison de La Ferme Célébrités. Le principe est simple, c’est, pour de rire, celui de la Révolution culturelle - ceux du haut on les propulse en bas. Tu vivais dans la soie, bosse dans la boue. Et soi-disant, on va voir qui tu es, au fond du fond. Mais TF1 n’est pas Mao, Bouygues nous en garde ! Ces déclassés-là, une quinzaine, sont grassement payés pour l’expérience, qui durera, ouf, au plus quelques semaines. À peigner la girafe en se grattant le nombril, semble-t-il.
Bling-bling ? Politiquement irréprochables ! Plus longtemps ils tiendront le terrible choc, et plus ils feront gagner d’argent à des associations humanitaires. Sauveurs, en prime, de l’enfance malheureuse ou/et malade, des espèces en voie de disparition, de l’océan pollué, que sais-je, de la planète exténuée. Et vous, demande-t-on à David ? Ma cause, c’est Maud Fontanon ! Vous voulez dire : Maud Fontenoy ? Tenoy ! Elle est formidable ! Plan de coupe : un iguane en fête une, par l’arrière.
L’échantillon de La Ferme est censé avoir de quoi satisfaire tous les goûts, toutes les générations, et - suggèrent, déployant, linguistiques et gestuelles, les ressources de leur salacité, Foucault et Castaldi, préposés vendeurs de la chose - toutes les tendances et tous les appétits sexuels. Parade… Le vieux pitre. La jeune gourde. Quelques beautés blettes, des deux sexes. L’Adonis de fitness club. La femme de cœur. La femme de tête. La tête à claques. L’homo de service. Telle épouse, naguère, de Silvester Stallone, telle autre, jadis, de Johnny Halliday. Seulement un mulâtre, seulement une Noire.
Pourtant La Ferme, cette fois, gît en Afrique. À preuve : à son entrée, des danseurs noirs emplumés à demi-nus brandissent des lances en cognant des tambours ; à ses murs, des masques tribaux de marchés aux Puces ; au sol, la terre battue des vrais Paris-Dakar. À preuve, surtout : des animaux, crocodiles et phacochères, tigres et autruches, harmonieuse arche de Noé. Une « fermière » déborde autant d’ingénuité que de cholestérol : L’Afrique est un pays merveilleux ! Un « fermier » déclare, le biceps enthousiaste : s’il a accepté l’aventure, c’est qu’elle se déroule en Afrique, or il a-do-re les animaux ! À preuve, enfin : en studio, éclaboussés par tant d’africanité, les animateurs portent des dossiers zébrés, des pochettes tachetées. À l’heure du suspicieux débat sur l’identité nationale française, on ne saurait mieux conchier celles, si diverses, des Africains.
Timothée rêve déjà d’une suite : La Ferme Célébrités revient en Afrique. Son casting serait celui d’un récent procès où l’on examinait par qui et dans quelles conditions des armes avaient été vendues, sans lesquelles, entre 1994 et 1999, des dizaines de milliers d’Angolais n’auraient pas pu s’entre-tuer. Charles Pasqua + Jean-Christophe Mitterrand + Jacques Attali + Paul-Loup Sulitzer +… Un (et quel !) ancien ministre, un fils de président de la République, un banquier, un fabricant de best-sellers, plus un général, un magistrat, un préfet, un avocat, un patron de presse… Manque de femmes, mais belle brochette !
Vu à la télévision Zorros et zozos
mars 2010 | Le Matricule des Anges n°111
| par
François Salvaing
Zorros et zozos
Par
François Salvaing
Le Matricule des Anges n°111
, mars 2010.