La grande figure de la scène intellectuelle new-yorkaise depuis les années 1960 jusqu’à sa mort inattendue en 2004, la plus cosmopolite peut-être, largement traduite dans le monde entier, l’essayiste et romancière Susan Sontag n’a pas écrit ce livre. Parus en 2008, ses journaux méritent bien le qualificatif d’intimes en ce qu’ils n’étaient pas destinés par l’auteure à l’édition ; et son fils David Rueff, à qui nous devons la parution de ce texte, le reconnaît dans la préface : « Ma décision viole sans aucun doute son intimité ».
À la lecture de ce premier des trois volumes (à suivre), on ne peut s’empêcher de supposer une forme d’ultime réponse-revanche, par un simple geste de dévoilement, de la part de ce « David » dont la naissance est totalement passée sous silence par la diariste, à une mère qui douze ans plus tard s’interroge : « Je dois changer ma vie pour pouvoir la vivre, et non l’attendre. Je devrais peut-être abandonner David ». Dévoilement et dénudement, tant il est vrai que ces lignes souvent chaotiques, tendues, nerveuses, tels prolongements directs d’émotions et d’affects vécus, sont un trésor de connaissances sur la personne même de Sontag bien sûr, et en cela elles feront le bonheur de ses lecteurs, mais aussi sur la formation, la fermentation, enfin la douloureuse maturation, d’un esprit d’exception.
Et si on est las d’entendre le poète (ou le footballeur etc.) confesser que, enfant déjà, il n’avait cessé de…, force est de reconnaître que dans les notations de la jeune fille de 14 ans à peine, intellectuellement archi-précoce, toute vers sa liberté tendue, travaillant assidûment à se former, à se forger, à aiguiser son jugement critique et à étendre ses connaissances, on retrouve parfaitement la future auteure, brillante, érudite et fine, de L’Œuvre parle, de L’Écriture même : à propos de Roland Barthes, ou de Sur la photographie… La nature exhaustive de certains passages en forme de longues listes informe de lectures faites et à faire, de films, d’expositions et de tableaux, comme si celle qui consignait ces données pensait figer ainsi davantage le bénéfice, pour elle, d’avoir à côtoyer de telles œuvres. Et on comprend comment ce journal fût pour elle, comme le titre choisi par son fils l’indique expressément, un outil de devenir : devenir une artiste, une intellectuelle, une femme libre d’attentes maternelles, de préjugés sociaux, de réflexes de politesse ou de séduction… Quand après avoir passé une après-midi avec son beau-père elle écrit à moins de 15 ans : « Que je note donc l’écœurant gâchis de cette journée, pour ne pas être complaisante avec moi-même et ne pas compromettre mes lendemains », on comprend la farouche volonté en œuvre d’être l’artisane de son destin, et que ce dernier fût hors du commun.
« Je veux errer du côté de la violence et de l’excès. »
Car la démesure, l’exubérance (forme de beauté, pense-t-elle après Blake), l’extravagance et le phénomène borderline, resteront toujours ses maîtres mots : « Je veux errer du côté de la violence et de l’excès ». Lorsque la naïveté juvénile des premières confessions laissera la place à une expression plus argumentée, et quand les expériences d’amours homosexuelles - et déçues - feront suite à son mariage raté, on découvrira non sans étonnement que ces qualités revendiquées relevaient davantage d’idéaux à atteindre que de réalités contenues. Mise à part peut-être sa judéité, dont les valeurs lui sont le lieu où puiser de la force : « perfectionne-toi - il y a des élus, une élite », la femme découvre et dit sa peur, sa vulnérabilité et sa faiblesse, et se bat avec rage et obstination contre sa dépendance affective, sa difficulté à jouir, son inconsistance intérieure, son hypocrisie. Tares qui la font enrager, elle qui croit, en nietzschéenne, que « La faiblesse est contagieuse, les forts méprisent à juste titre les faibles », et qui note : « Il est (…) important que l’amour soit une transaction d’hostilités. » En effet, malgré l’inébranlable confiance en son propre jugement critique et esthétique - à ce titre, ses comptes-rendus de lecture de Kafka, Proust, Joyce ou Mann sont fulgurants - elle est capable d’une introspection clairvoyante quasi masochiste : « Je me mens. Je ne connais pas mes vrais sentiments », et d’exhortations programmatiques à son égard qui prêtent à sourire : (en 1961) « Ne pas tant sourire, s’asseoir bien droite, prendre un bain tous les jours, et surtout Ne Pas Les Prononcer, toutes ces phrases qui me viennent toutes prêtes sur le ruban au fond de ma langue ». Pour autant, Renaître n’est pas un vain étalage nombriliste ; l’acuité de remarques sur Hegel ou sur Nietzsche, la vivacité d’un rapport sur le cours d’E. Cassirer, les interrogations sur les théories philosophiques de la vérité, s’intercalent allégrement avec les menus (généralement frugaux) du jour, ou les impressions (belles et précises) de voyages, en Grèce ou en Italie… Tout sauf l’ennui, aux côtés de Susan Sontag.
RenaÎtre Journaux et carnets 1947-1963
de Susan Sontag - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke, Christian Bourgois éditeur, 385 pages, 23 €
Domaine étranger Renaître entièrement
février 2010 | Le Matricule des Anges n°110
| par
Marta Krol
Excessive et inconvenante, l’Américaine Susan Sontag s’écrit. Entre le narcissisme et la haine de soi.
Un livre
Renaître entièrement
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°110
, février 2010.