Au début de cette belle confession, qui n’est pas tout à fait autobiographique dans la mesure où la protagoniste se nomme Istina Mavet (mais il est de notoriété publique que l’écrivain a été interné pendant plusieurs années), Janet Frame explique ainsi le fait qu’elle ait été placée en hôpital psychiatrique : « parce qu’une grande brèche s’était ouverte dans la banquise et m’avait séparée des autres ». Nous voici dès lors invités à la retrouver dans sa « nuit intérieure », c’est-à-dire « une galaxie de papier fixée à la colle de farine ».
Pour évoquer cette réclusion, Janet Frame empoigne tout ce qui fait saillie (mais empoigner paraît ici trop violent, sa phrase caressant plus le monde qu’elle ne le touche), et donc tout ce qui, dans une année d’internement, peut faire figure d’événement. Les jours de fête notamment (les soirs de bal, de cinéma), ceux réservés aux visites, avec ces gens qui viennent les mains encombrées de petits fours et de bonbons, pour « remédier à l’inutilité des mots », et les rares bonheurs auxquels elle goûte, comme cette heure passée dans la compagnie des livres (« le bonheur m’avait donné la migraine »).
Elle n’en néglige pas pour autant l’ordinaire de ses journées, enrichi par des séances de « thérapeutique occupationnelle » (la couture, la broderie, le ménage…), la proximité des infirmières (vachardes au possible), le passage éclair du médecin, le lit à refaire - et bien sûr le vide. Le vide surtout. Un vide immense qui laisse du temps pour penser, pour se faire une image merveilleuse de l’extérieur, et se construire un paradis sur mesure. Ou pour songer au passé, consulter de vieux souvenirs, mais à la dérobée, en craignant qu’une infirmière ne débarque à l’improviste et ne s’empare de ces vestiges. Avant le retour à la réalité, au sortir du sommeil, lorsqu’une voix médicale donne la liste de celles qui subiront un électrochoc, « le traitement à la mode » (nous sommes à la fin de la Seconde Guerre mondiale), et ce que la psychiatrie moderne nomme désormais la sismothérapie.
Des saynètes entre drame comique
et trivial métaphysique.
Nous la suivons en outre de pavillon en pavillon : du 7 au 451 (où on lui inflige trois électrochocs par semaine), puis du 451 à Lawn Lodge, celui des femmes réfractaires. Réfractaires à quoi exactement ? À rien en apparence, sinon au règlement, lequel ne semble jamais ni très pertinent ni très juste. Et il arrive qu’entre deux pavillons l’équipe médicale lui accorde une « sortie d’essai », laquelle s’avère toujours de courte durée…
Le lecteur a beau séjourner pendant trois cents pages dans un « Centre de Traitement et de Réadaptation sociale », c’est rarement aussi pesant que cela pourrait l’être. Bien sûr, le désespoir est souvent là : « J’étais établie à demeure dans le monde des folles, j’étais séparée pour toujours, par quelque chose de plus terrible que les portes fermées à clé et les fenêtres à barreaux, de ceux qui se jugent sains d’esprit ». Un désespoir qui n’est en somme que la peur de ne plus jamais revenir de l’autre côté. Mais la plupart du temps nous nous laissons embarquer par la phrase souple et fluide de Frame, et sans nous en rendre compte, nous basculons dans la fiction : ce ne sont plus des femmes atteintes d’une quelconque maladie mentale que ces pages nous donnent à observer, mais des personnages hors normes, comme il s’en trouve dans certains romans. Et les années d’internement passent sans qu’à proprement parler nous ne les sentions.
En nous introduisant dans l’univers des « mabouls » (le mot est de Frame elle-même), l’auteur nous contraint, sinon à prendre partie pour la démence, au moins à nous ranger du côté des folles. L’empathie avec cette Istina Mavet fonctionne si bien que nous aimerions pouvoir lui venir en aide lors des électrochocs, ou lorsqu’il est question de lui infliger une lobotomie, pour la faire changer de personnalité…
Discrètement, car sans jamais la formuler, Janet Frame revient donc à la terrible question de la folie : au-delà de quelle norme se situe-t-elle ? et qui se trouve habilité à juger de l’aliénation d’un autre ? À tout prendre, les comportements de certaines infirmières portent eux aussi leur part de déraison…
Pour évoquer ces huit années années d’internement (de 20 à 28 ans), Janet Frame a opté pour une langue délicatement poétique, ou qui poétise malgré elle, dès lors que ses regards se portent vers l’extérieur : « Le vent retournait du pouce chaque feuille des arbres : on aurait dit qu’il vérifiait un scrutin ». Pour ces regards enfermés, emmurés dans leur délire, la seule beauté se trouve dans l’autre monde. Un monde bien sûr idéalisé, puisqu’il incarne la liberté et le seul espoir d’une vie meilleure. Mais une idéalisation qui fait tenir debout, et qui inspire à Janet Frame les plus belles pages de sa confession.
Visages noyés de Janet Frame
Traduit de l’anglais par Solange Lecomte
Rivages poche, 320 pages, 9 €
Intemporels La nuit intérieure
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Didier Garcia
La Néo-Zélandaise Janet Frame (1924-2004) évoque ses années d’internement psychiatrique. Un témoignage empreint de poésie.
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La nuit intérieure
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.