Les livres de Caroline Dubois sont tous des modules de recherche du corps. Il y a toujours en eux la recherche d’un « Je veux être physique » (titre de son premier livre, Farrago, 2000). Son cinquième ouvrage, Comment ça je dis pas dors le précise encore, mais autrement : « ainsi délimitée la scène qui m’est dévolue parmi les ombres et les objets commence à faire entrer les hommes les hommes ». Énigmatiquement redoublés « les hommes » sont placés comme une sorte d’utopie corporelle, un horizon où prendre corps (en eux, par eux) serait l’opportunité d’un rapport à l’espèce entière… La volonté d’un « Je veux être physique » se retrouve ainsi plié dans ce nouvel opus, et abordée ici en presque sourdine par la focale initiale d’un « Lui bord cadre moi bord cadre - et les pleurs obscurcissent tes yeux mes yeux s’obscurcissent - ». Mais si Comment ça je dis pas dors s’apparente à l’exposition croissante de ce qui prend corps, c’est par le couple, l’aimée, les hommes, l’enfant, puis chez ce père dit « docteur » quand « le voir en père dans le rétro le dans père vers détail c’est punk », que l’opération s’étend et se poursuit.
Sous la forme de séquences répétitives, en prose quasi respiratoire, dont la sobriété est parfois chavirée par de légers accents lyriques, Caroline Dubois tient ensemble la vie de familles étranges (on pense au trio de Jules et Jim), l’arrivée d’un bambin que la mère peut bercer d’un « dors mon petit gars puis le temps de dire dors l’éloigne et plus lâche est la chaîne qui nous lie ». Puis celle de la cellule germinatrice vers laquelle se tourne nécessairement tout enfant. Cependant ce jeu des familles est complexifié, la tourne presque steinienne que la langue creuse étant l’autre côté interrogatif de ce qui se passe ou s’est passé entre la narratrice et l’ensemble des personnages qui l’environne : « On entre par la fenêtre souple en douce d’abord calée sur le côté comme un point diligent puis on jaillit d’un bel élan pour fondre vers le centre et se voir advenir dans un précipité de grains dansants ». La fenêtre, le cadrage, la dynamique du passage sont matrices de cette exploration nommée assez souvent, et assez ésotériquement, par le travail d’une main gauche, sans doute aventureuse. Main gauche, peut-on subodorer, est ici égalité de la gaucherie, de la zone non-éclairée où la main d’écriture perd ses réflexes naturels et maternels… L’hypothèse peut tenir quand on la rapproche de la construction syntaxiquement cahotante de la phrase. Sa douceur faussement naïve n’apparaissant, en un second temps, que comme la réflexion lumineuse de toute gaucherie, à commencer par celle d’un corps maintenu en exil : « Et comme j’ai raté le corps et comme le monde n’est pas un fauteuil de papa quand j’ai envie de le faire c’est toujours à l’eau froide c’est bien simple ».
Cette douche à l’eau froide est bien ce qui rince la langue de Caroline Dubois de toute la chaleur mièvre du psychologique. Comme Robert Bresson put le faire dans ses films par exemple, l’auteur enfonce le clou de « va mourir » lancinants, pour empêcher la confiture toujours dégoulinante des affects d’envahir la phrase. La ruse de l’écriture consistera donc en sa capacité d’affecter la langue du cœur de petites comptines sobres, quasi murmurées dans la distance des sentiments d’existence. Toute physique, y compris celle de l’écriture, exige, aura-t-on compris, qu’en son cœur une « inhabileté fatale » (Rimbaud) soit logée. Ne serait-ce que pour faire exploser le cliché familial, et lui renvoyer l’aberration d’un « c’est punk » : « Et peu m’importe que vous soyez sans ombre pense le genre humain puisque avec vous j’ai les mêmes bruits du monde extérieur et dans l’oreille et tout ce que j’ai à dire et le timing ».
Comment ça je dis pas dors
de Caroline Dubois
P. O. L, 96 pages, 12 €
Poésie Séquences familiales
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Emmanuel Laugier
Caroline Dubois forge une langue à la douceur entêtante, fragile, bancale, et reflet des affections d’un cœur exposé à froid.
Un livre
Séquences familiales
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.