Qu’on y songe à deux fois, et l’on verra que les terres d’Autriche sont loin d’être vaines. Dans le sillage d’une tradition bernhardienne, l’écrivain et théoricien de l’art Hanno Millesi explore les spectres de l’enfance à travers les prismes de la déréliction et du désenchantement. Ancien assistant de Hermann Nitsch, cofondateur du mouvement actionniste viennois, Millesi prolonge le mouvement esquissé par ses aînés qui luttèrent pour rouvrir la cicatrice laissée par la tradition judéo-chrétienne en Occident. Il s’agissait alors de mettre en scène des performances au cours desquelles on éviscérait symboliquement un poulet sur une robe de mariée, comme pour mieux révoquer le mythe falsifié d’une virginité idéale. Le but avoué était de déceler l’abjection intrinsèque inhérente aux légendes archaïques héritées de l’âge d’or et d’une certaine posture esthétisante relevant du bon sens commun. Non la famille n’est pas une entité fondée sur des valeurs stables. Oui ses racines reposent sur du sable. Millesi enfonce le clou et rejette aux calendes grecques l’imagerie traditionnelle associant la sainte trinité à une représentation paroxystique du bonheur.
Dans son recueil de nouvelles Murs de papier, il se fait le peintre du désespoir et de l’indicible, comme c’est le cas dans la nouvelle éponyme. Ces murs-là sont ceux de la honte, inaptes à dissimuler le secret d’une femme battue par son mari. Pourtant, ces voiles peinent à préserver en apparence l’innocence de l’enfance. Ils suffisent à la collectivité pour ne pas remettre en cause la légitimité des parents. Millesi dénonce ici l’hypocrisie d’un système fondé sur la convention sociale : peu importe l’horreur qui se joue dans le théâtre familial du moment que l’intégrité de l’enfant est préservée. Or, comment le monde de ce dernier peut-il perdurer après un tel désastre ? Les murs ne contiennent plus le poids du mensonge, et l’enfant de sombrer dans un jeu de dupes qui est celui du « crime derrière la bienséance », comme le dit si bien la poétesse Ingeborg Bachmann. Le drame se joue au quotidien, dans les interstices d’une vie fantasmée. L’enfant poursuit son simulacre dans une pantomime de vie de famille nécessaire pour préserver la cohésion. Sabato disait que sonder l’homme revenait à sonder le mal. Millesi nous dit pour sa part que l’enfance n’est pas un nouvel Eden. Tous les parents n’aiment pas leur progéniture, par exemple. Tel est l’enseignement de la nouvelle « Sentiment de culpabilité », où le protagoniste cherche désespérément à plaire à des parents dépourvus d’amour. Ici, il s’agit de la genèse d’un manque, du jour où naquit l’angoisse de l’abandon, d’une culpabilité liée à l’impression que l’absence de sentiments filiaux est liée à une faute. C’est qu’on nous apprend que l’enfant est pécheur, qu’il doit être puni pour ses exactions. Mais Millesi corrige la sentence et pointe du doigt la responsabilité des parents. Il les place désormais dans la sphère du doute sans jamais être moralisateur. Pour le rejeton, il reste alors une béance. Celle de l’angoisse de n’être pas conforme aux attentes de la société et de ces parents qui projettent tant d’ambitions sur le prolongement de leur chair exsangue : « Au fil du temps, j’ai pris conscience du danger qu’il y a à jouer un rôle sans savoir ce que veulent vraiment ceux qu’on doit duper », dit le narrateur de la nouvelle « Expérience ». Ce dernier se définit d’ailleurs comme un cobaye voué à essuyer les plâtres des recherches parentales en matière d’éducation.
Dans son étude des comportements humains, Millesi n’oubliera pas de creuser le sillon de la sanction et en dévoilera la part d’absurdité à travers l’épisode d’une virée au supermarché qui tourne mal. L’enfant vole une bouteille et le patron de la boutique se substitut aux autorités naturelles en giflant le malheureux. Contre toute attente, les parents s’en prendront au directeur avec une véhémence inimaginable. L’écrivain viennois croque ainsi la part d’irrationalité de ces années d’apprentissage. L’enfant reste dubitatif face à un monde qu’il ne comprend pas, y compris dans sa proximité aux institutions familiales. Dans la première nouvelle du recueil, il devient le complice de son père par le biais d’un mensonge qui en appelle un autre. Si le fils fait l’école buissonnière, le père ne va plus au travail et Millesi de nous dire que la faillite de la vérité est le ciment de la vie de famille. Ailleurs encore, l’écrivain raconte les déboires d’un adulte aux prises avec un enfant obsédé, dont il ne peut se débarrasser sous peine de passer pour un bourreau dépourvu d’affects. Une fois de plus, l’homme de lettres réfute les poncifs rousseauistes sur la bonté originelle de l’enfant. Peintre du déséquilibre et des abominations, Millesi trouve la poésie à même les fleurs du mal.
Murs de papier d’Hanno Millesi, traduit de l’allemand (Autriche) par Valérie de Daran, Absalon, 123 pages, 17 €
Domaine étranger L’enfance de larmes
mars 2009 | Le Matricule des Anges n°101
| par
Benoît Legemble
Héritier des actionnistes viennois, Hanno Millesi passe la famille au microscope pour en extraire le pire. L’âge d’or vire au cauchemar.
Un livre
L’enfance de larmes
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°101
, mars 2009.