John Berger est presque un apatride. Il a répudié son Angleterre natale, qui le lui rend bien. Lui a préféré pour y vivre la France, qui persiste à le méconnaître. A 83 ans, il ne s’en porte pas plus mal. Ses deux derniers ouvrages traduits en français, un roman et un essai, complètent un inventaire déjà remarquable des lieux de résistance. Endroits géographiques de la désobéissance, qui taisent parfois leur nom véritable et n’en sont que plus exemplaires ; refuges corporels, affectifs et idéologiques de l’insurrection, qui montrent l’homme champ de bataille autant que combattant. Berger porte en lui les stigmates de l’espérant lucide, marqué par ses sympathies marxistes : une attention précise à la souffrance et la conviction que son éviction est non seulement nécessaire, mais possible. Avec une vigueur de pensée et d’écriture inchangée depuis les années 70 (ses premiers textes critiques, notamment Voir le voir, imposent le rôle social de l’art considéré comme seule alternative crédible au terrorisme), Berger continue à dénoncer l’oppression, l’injustice, mais surtout la privation d’un libre-arbitre dont nous nous sommes fait déposséder muettement et dont nous ne pleurons pas même la perte. Son œuvre met en scène ceux qui ont fait le geste simple mais héroïque de s’emparer à nouveau de leur liberté de choix, pour choisir le refus. C’était, dans King, le chien ange-gardien de la zone, compagnon d’infortune des SDF, si doué de parole et d’humanité qu’on se demandait parfois si ce n’était pas un homme rendu chien par la rue, ou l’inverse. C’était G., qui, dans le roman éponyme, voulait amener les femmes à un degré de jouissance sexuelle qui les libérerait d’une condition sociale inférieure. C’est aujourd’hui un médecin de campagne dans l’Angleterre laborieuse (Un métier idéal) et l’amoureuse farouche d’un prisonnier politique (De A à X) qui portent haut l’étendard de la résistance selon John Berger.
Tous deux ont en commun d’être portés par un amour absolu qui, si l’on en croit l’auteur, est le préalable incontournable à toute lutte. L’infatigable docteur Sassal, fervent lecteur de Conrad - ce dernier personnifiant l’Imagination qui lui est, par évidence professionnelle, interdite - arpente sans relâche la froide campagne anglaise. Berger le suit pendant deux mois, accompagné du photographe Jean Mohr - avec lequel il réalisa plusieurs ouvrages, en particulier Le Septième Homme, étude sur la condition des travailleurs immigrés. Le fruit de cette triple collaboration (regards croisés du praticien, du plasticien et du penseur) est une singulière œuvre d’investigation, au cours de laquelle la philosophie, la réflexion politique et esthétique prennent souvent le relais de la narration. Car le champ d’action du médecin dépasse le seul cadre de ses compétences pratiques. Il est celui que nous autorisons à accéder à notre corps, privilège intime qui n’est accordé, par ailleurs, qu’à l’amant. Il est le témoin convié à l’instant de notre naissance...
Événement & Grand Fonds Partout où ça résiste
Romancier, théoricien de l’art, peintre et scénariste militant, John Berger a la tête dure. Deux parutions, dont une nouveauté, viennent enrichir la version française d’une œuvre en faveur de toutes les émancipations.