Ce qui est beau avec le théâtre, c’est que parfois il n’existe pas. En ce sens, si Seuls est du théâtre, Seuls n’est pas forcément une « pièce de théâtre ». Tout au plus peut-on dire que Seuls est le titre d’un « spectacle de théâtre » Cette différence, qui n’a aucune importance tant que l’on est debout sur un plateau, dans une salle de répétition ou plus tard en représentation, prend tout son sens lorsque se pose la question de l’édition du texte. Par le passé, cette question ne s’était jamais posée à moi ; le passage à l’édition des textes précédents se déroulait naturellement. Avec Seuls, quelque chose s’est enrayé car ce spectacle ne s’est pas écrit de la même manière » commence Wajdi Mouawad dans la préface de son livre.
Un nouveau texte de Mouawad est un plaisir qui se savoure à l’avance. On est pris dans son écriture comme dans un voyage au long court, lyrique et poétique. Et voilà que le dramaturge déclare vouloir écrire différemment, tuer ce qu’il appelle le « bavardage » qui est le sien. On penserait presque quel dommage ! Et pourtant c’est ce désir qui va façonner cette matière étonnante : Seuls. Le texte paraît très quotidien. L’auteur raconte : « Condamné à leur banalité, les mots m’auront fait marcher sur des routes qui me terrorisaient tant elles me semblaient ennuyeuses. (…) Un oiseau polyphonique nous a indiqué la voie à suivre, nous apprenant que Seuls est un spectacle de théâtre qui repose sur une polyphonie d’écriture. » Une polyphonie constituée de mots, d’images vidéo, de sons, de musique, de lumière, de costumes et de silence. « Dès lors, la question de l’édition devenait complexe. En effet, n’éditer que le texte reviendrait à n’éditer que les répliques d’un seul personnage dans une pièce qui se jouerait à plusieurs. N’éditer que « les mots prononcés » ne pouvait rendre compte ni de l’écriture ni du spectacle puisque la polyphonie serait perdue. L’idée de cet ouvrage, car il s’agit de cela, est née de cette complexité. »
Le livre est donc construit en deux parties, une première raconte le chemin de la création. La deuxième livre le texte du spectacle, le tout étant ponctué de nombreuses photos.
Ce qu’il y a de magique avec cet ouvrage, c’est qu’il nous permet d’entrer un peu, dans le processus intime de la création. Nous plongeons dans quatre années d’un cheminement parfois douloureux. C’est en cela que ce livre est précieux, il tente de raconter comment l’apprivoisement se fait entre un spectacle et celui qui va le fabriquer. « C’est-à-dire entre le spectacle et celui qui va le sortir de l’invisible pour le mettre dans le visible ou, si on veut le dire de manière encore plus délicate, comment rendre la partie visible de son être invisible et rendre invisible sa part visible ? »
C’est comme un travail d’ascèse pour permettre à un nouveau monde d’advenir. Mouawad utilise d’ailleurs les termes d’éveil, d’annonciation, de vision, d’apparition. Nous sommes dans un jeu de piste qui met en jeu le sacré. Parmi les pièces du puzzle se côtoient par exemple le tableau de Rembrandt Le retour du fils prodige, le théâtre de Robert Lepage, le rapport de Mouawad à sa langue maternelle ((il a quitté le Liban à l’âge de 11 ans pour échapper à la guerre et a cessé de parler l’arabe couramment), une scène fantasmée autour de la pendaison d’un comédien sur scène… Pour Mouawad, le spectacle prend tout d’abord la sensation d’une présence : « Quelqu’un est là qui me regarde. Je me retourne mais je ne vois personne. » C’est plutôt émouvant de parcourir ce cheminement, de découvrir aussi toutes les errances, les fausses pistes, les tentatives de récit avortées, et de sentir l’immense difficulté et jubilation pour « devenir point de contact électrique entre le visible et l’invisible. »
Seuls Chemin, texte et peintures de Wajdi Mouawad Léméac/Actes Sud, 190 p., 25 €
Théâtre Apprivoiser l’invisible
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Laurence Cazaux
Œuvre polyphonique, Seuls nous permet de plonger au cœur du processus de création théâtrale de Wajdi Mouawad.
Un livre
Apprivoiser l’invisible
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.