Rembobinons : dans sa livraison du mois dernier, le magazine des anges ouvrait une page « Courrier des lecteurs ». J’ignore ce qu’en pensent mes collègues, mais il était grand temps. À ne recevoir aucun écho de notre travail, il vient une sorte de vague à l’âme. L’à-quoi-bon gagne insidieusement. Nous envoyons des phrases vers des cieux éthérés, en nous demandant qui peuvent-elles toucher, au milieu de tout ce « vide papier que la blancheur défend ».
Heureusement, Jean-Pierre Ligeois, du Var, m’a réveillé. Si je cite presque in extenso ce qui, de lui, a été reproduit, c’est que beaucoup de ses mots comptent. Je lui sais gré de tous.
« Fidèle lecteur du Matricule (combien d’années déjà ?), je me permets de bouillir ici un peu. C’est certes bien d’être éclectique, et c’est prudent de n’avoir pas de ligne trop franche : il n’empêche qu’à force de ne rien défendre en particulier, vous vous imprégnez complaisamment de certaines béances contemporaines. À ce jeu bien mou, la palme revient à vos chroniques d’écrivains (Holder, Serena, Fabre). L’un parle de ses voisins, l’autre de ses copines, l’autre de ses voisins : ça palpite d’intimité menue et affectueuse, avec, il est vrai, quelques aphorismes de choix (…) : »On a toujours besoin d’un petit miracle« , »Le respect mutuel est décidément une condition de la liberté« … Bon courage quand même : on ne peut pas vous demander d’inventer des écrivains qui pensent (…) ».
NDLR : Proust aussi écrivait sur ses voisins.
Passons cette dernière phrase malheureuse. Nous ne pourrions, en nous grimpant dessus, Serena, Fabre et moi, parvenir à l’orteil de Proust. Il me semble même – avec vous, Monsieur Ligeois, pas vrai ? – que nous profitons indûment du lustre dont Proust a paré l’écrivain. Aussi préférons le terme de « romanciers » (au fait, quod de François Salvaing, alias Timothée ?). Les romanciers sont des ingénus, des hurons. Tout les étonne, les exaspère, les enthousiasme. Ils ne comprennent pas le monde, (dé)raison pour laquelle ils écrivent, arc-boutés sur le projet d’en reformer un. N’est-ce pas assez naïf ?
« On ne peut pas vous demander d’inventer des écrivains qui pensent ». En effet, non, mais des penseurs qui écrivent, oui : Gilles Magniont, Thierry Guichard…
En guise de « béances contemporaines », Monsieur Ligeois, figurez-vous des espaces rétrécis. Nous ne pouvons évoquer les livres. Toute l’équipe du journal, nous serons d’accord sur ce point, s’en occupe remarquablement. L’actualité, ajouter un commentaire aux commentaires ? Et puis la chronique est un art patiné. Nous avons des maîtres, tel Alexandre Vialatte, après lequel nous ne pouvons plus parler d’almanachs, sauf Jean-Louis Ezine. Plus de digressions depuis Bernard Frank. J’adorais les « Annachroniques » d’Anna Gavalda dans un supplément de « Télérama ». Bref, il s’agit de ne pas écrire comme les autres, qui sont nombreux.
Notre carte blanche a les dimensions d’une carte de visite. Pourtant, avec Jacques Serena, elle adopte la profondeur d’une mine, des diamants brillent aux parois. Quel courage n’a-t-il pas, d’aller se brûler ainsi aux plus hautes températures, et de revenir en poussant le wagonnet… Il traque « l’étoile absente », l’étymologie exacte du mot « désir ». Le sien est inépuisable. Et vous voudriez l’empêcher de creuser ? Sans compter que ses photos commencent à former une hallucinante galerie de fiévreuses.
Vous n’aimez pas marcher à Paris, en banlieue, ailleurs, dans les pas de Dominique Fabre ? Tant pis, vous ne savez pas ce que vous perdez. Une certaine qualité de souffrance, de révolte, de timidité et d’amusement. Lorsqu’on adhère, on se demande, à part soi, plus tard, ce que deviennent le jardinier, les Chinoises, ses voisins, comme vous dites, et bien sûr, Dominique himself. C’est normal, nous sommes des lecteurs. L’Autre nous intéresse, comprenez-vous.
« Un jeu bien mou » ? Tiens, voilà qui rappelle « La littérature sans estomac », de Pierre Jourde. Même exigence virile. Alors quoi ? Ceux qui ne crient pas sur les toits, ceux qui ne bombent pas le torse, ceux qui ne s’expriment qu’avec un filet de voix, il faudrait encore les faire taire ? Ce qu’il a pu occasionner comme dégâts, ce cochon de Jourde ! J’ai un ami, un oiseau, un poète, qui n’écrit plus depuis la parution de son pamphlet. L’être le plus fin, délicat, coloré. On trouve ses poèmes dans des manuels de français. Ça m’écœure, mais c’est ainsi, des chasseurs tirent sur les oiseaux.
En voilà un beau, de truisme, tel que vous nous les reprochez. Eh oui, nous laissons quelquefois courir le stylo. C’est la loi du genre. La chronique veut ça. Vous écrivez vous-même « bouillir un peu ». J’aurais préféré « frémir ». Frémir, c’est bouillir un peu.
Ah ! Que n’ai-je pas écrit, au lieu de vous répondre, ce que j’avais en tête ! Les dernières belles journées, les yeux clos dans le soleil, cou tendu. Il y a encore des feuilles aux arbres. Le vent est doux. Octobre.
Voilà comment, pour moi, je conçois la chronique, Monsieur Ligeois : une sorte de haïku. L’une des règles du haïku est de débuter par une évocation, serait-elle lointaine, de la saison. Chaque saison possède ses attributs, la violette, le marron, la neige, dont je sens déjà que l’énoncé vous fait, hum, frémir.
Vous n’aimez pas mes petits poèmes, voilà tout. Et promenons-nous bras dessus, bras dessous. Vous savez, cette Littérature que vous aussi placez très haut est en réalité une ogresse. Elle a besoin de tous les écrivains.
Courrier du lecteur La chronique à laquelle vous avez échappé
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Éric Holder
La chronique à laquelle vous avez échappé
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.