Tout comme un verre de jus qui en serait tiré, Oranges sanguines est une de ces expériences acidulées et rafraîchissantes à déguster un jour de détente - ou pour se redonner un coup de tonus après la lassitude d’avoir tenté l’ascension de certains monuments du « moi-je » des parutions françaises de la rentrée. C’est que Troy Blacklaws excelle là où souvent celles-ci échouent : ouvrir la boîte aux souvenirs, offrir en partage leur monde dans sa complexité, joie et peur mêlées, versant blanc et noir unis dans une même entité, en un délicieux dosage de légèreté et d’autodérision. De son enfance de petit Blanc sous l’Apartheid en Afrique du Sud, jusqu’à sa fuite face à la conscription sur fond de conflit ouvert en Angola, se déroule un récit aux accents de vérité, restituant la droiture, la simplicité et parfois la naïveté du jeune « Gecko ». Un sobriquet à l’instar d’une langue en retenue et nostalgie, qui emprunte au lézard sa dextérité à grimper toutes les surfaces, et peut-être aussi sa symbolique de protecteur du foyer qu’il a dû déserter en même temps que son pays.
« Quand la vie est dure, souviens-toi que la balle tourne. »
Troy Blacklaws a choisi l’exil, enseignera à Londres, Vienne, et Singapour. Avec au cœur l’héritage d’une terre « qui a quelque chose d’inévitablement littéral », et en écho la parole de Jomo, son passeur vers Durban et la liberté « Cours, petit, cours. Baleka, baleka. Mais tu n’échapperas pas à l’Afrique. Elle est dans tes os et dans ton sang. » Terre restituée avec amour, fourmillant de détails, bercée par ces couchers de soleil évocateurs de sa saveur douce et généreuse, mais aussi teintée de sang. Le titre en anglais Blood Orange joue sur la référence à la bataille de Blood River contre les Zulus qui a scellé l’imaginaire des Blancs sud-africains et été longtemps utilisée pendant l’Apartheid.
Né en 1965, Blacklaws a connu la révolte de Soweto (1976), l’arrestation de Steve Biko (1977) - l’ami Lars « pigiste pour le Cape Times » l’emmène visiter quelques townships. Mais en ses premières années dans le Natal, l’ANC est partout et nulle part à la fois - loin, comme la marche du premier homme sur la lune, ou la prison de Mandela à Robben Island. La vie à la ferme protège, il est naturel de jouer avec le fils de sa nounou. Tenant involontaire d’une vérité qui se fait jour après que sa mère cache des Mozambicains - « une chose que je n’avais jamais vue auparavant. Des Blancs et des Noirs buvant du thé dans les mêmes tasses » -, il en apprendra les limites et l’insuffisance en emménageant dans la province du Cap où pullulent les panneaux « Réservé aux Blancs ». Au lycée huppé de Paarl, régi par la tradition des châtiments corporels et des bizutages contre les « Kaffirboetie (ami des nègres) », « Rooinek » (le « plouc » anglais) et « Moffie » (« pédé ») qui refusent de se battre pour défendre leurs convictions, « Gecko » n’est « pas un héros ».
Entre violence et fuite, réel et idéal, ce premier récit de l’auteur - publié après Kaloo Boy (10/18, 2006) - quête la voie médiane où puiser sa force de vivre. Nul doute qu’elle réside dans l’interstice ouvert par l’écriture, entre l’adaptation au monde transmise par un père sans illusion - « La vie, c’est comme une balle de cricket. Un côté est éraflé, écorché. L’autre, patiné, lisse. Quand la vie est dure, souviens-toi que la balle tourne. » - et la préservation de l’image inaltérable du « prophète Firestone » dont « il est difficile de savoir (s’il) est un Coloured ou si c’est un Blanc devenu noir au soleil. Peut-être qu’un jour viendra où plus personne ne se souciera de savoir s’il est l’un ou l’autre. »
Oranges sanguines
Troy Blacklaws
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Pierre Guglielmina
Flammarion. 252 pages, 19 €
Domaine étranger Vivre ses choix
septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96
| par
Lucie Clair
Deuxième roman de Troy Blacklaws où tendresse et drôlerie équilibrent la gravité d’une enfance prise dans les rets de l’Apartheid finissant.
Un livre
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Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°96
, septembre 2008.