Le nouveau roman de Bernard Comment est une sorte de brelan d’as puisqu’il est constitué de trois monologues solitaires. Le premier est peut-être celui de cœur. Nous sommes à New York en 2007. Celle qui parle est française, chômeuse en fin de droits. Elle est exposée dans une galerie d’art. Oui, exposée. C’est qu’elle fait partie des dix figurants-chômeurs retenus pour l’exposition de l’artiste Bernard Wiewann, un Bâlois naturalisé français (londonien, ce serait-il appeler Bernard Howhy ?). L’œuvre exposée consiste en dix chômeurs pieds nus, en caleçons, chemise blanche et nœud papillon. Lors du vernissage, l’artiste s’est avancé vers chacun d’eux, muni d’un marteau. À chacun, il a porté un coup précis sur un ongle des pieds. Du petit orteil droit pour le premier jusqu’au petit orteil gauche pour le dernier. Dix chômeurs immobiles et muets sur leurs socles et dix ongles, donc, qui vont noircir et commencer à mourir. L’exposition prendra fin lorsque le dernier ongle sera tombé.
La voix de la Française s’impose d’emblée, tissée de cette attente en quoi consistent ses journées. Elle voit New York par la fenêtre de son hôtel, économise l’argent qu’elle gagne en participant à cette exposition parrainée par des ministères notamment celui de l’emploi. Sans être candide, elle porte un regard sans arrière-pensée sur ce qu’elle vit. L’exposition fait le tour du monde et a débuté, en 1994, à Rome. Où nous envoie le deuxième monologue, celui, peut-être de l’as de pique (l’homme qui parle laisse sa chemise sortir de son pantalon pour se gratter la raie des fesses : fagoté comme un as de pique). Le narrateur est un apparatchik des institutions françaises de l’étranger. Directeur de l’Institut culturel où a lieu l’exposition (on n’ose imaginer qu’il puisse s’agir de la Villa Médicis), il vitupère après ces chômeurs pour lesquels il doit mettre à disposition les dix chambres dont il dispose. Personnage grotesque, passablement inculte, veule, il serait sur une scène le comique dont on se moque.
Méprisant pour tout ce qui n’est pas le pouvoir (avec un penchant pour l’aristocratie), il a beau jeu de dénoncer l’absurdité de certaines installations artistiques comme ce plafond fait de margarine qui lors du vernissage s’est mis à couler sur les costumes des invités prestigieux. Plus préoccupé de sa zone anale que du reste du monde, cet homme a-t-il vu une seule fois Rome où il vit ?
Le troisième as à venir est celui qu’on attendait. C’est l’artiste lui-même ; Bernard Wiewann s’exprime à travers un extrait de son journal intime. Nous sommes cette fois à Gênes en 1995 pour sa troisième exposition. Pour la couleur de cet as, on miserait sur le carreau : lisse, sans aspérité, d’une intelligence froide. Il évoque la difficulté que les autorités rencontrent pour recruter des chômeurs, pose ses exigences, n’aime guère le jeu social à quoi l’exposition le contraint. Regrette, enfin, d’avoir été en contact avec les figurants de cette exposition. Mais découvre Gênes qu’il va d’autant plus apprécier que la lecture d’un livre d’Antonio Tabucchi lui en renvoie l’écho (l’Italien signe la postface du Triptyque).
Mélangeant le temps et les lieux, Bernard Comment excelle à nouveau, après Le Colloque des bustes (Christian Bourgois éditeur), à distiller une ironie mordante sur le monde de l’art contemporain. La charge, ici, est moins farcesque, plus retenue, exceptée dans le deuxième monologue. Le temps évanoui entre les trois parties, l’errance solitaire, la singularité des voix qu’on entend laissent au lecteur beaucoup de liberté d’interprétation, de réflexions. À lui, peut-être, d’abattre le dernier as.
Triptyque de l’ongle
Bernard Comment
Avec neuf œuvres de Groune de Chouque
Joca Seria, 120 pages, 15 €
Domaine français L’art mis à pied
juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95
| par
Thierry Guichard
La mort annoncée de dix ongles d’orteils dont chacun appartient à un chômeur constitue l’exposition-performance d’un artiste que le monde s’arrache.
Un livre
L’art mis à pied
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°95
, juillet 2008.