Rien n’est plus éclairant qu’un titre. Ainsi, dans son premier texte traduit en français, Attila Bartis (auteur entre autres d’une grande nouvelle, La Promenade, parue chez l’éditeur allemand Suhrkamp en 1999) use d’un procédé subtil : l’ironie. En dépit de ce que son titre peut préalablement suggérer, La Tranquillité ne présente aucun des avatars de la bluette lénifiante. Bien au contraire, ce roman sulfureux ressortit de ce que le poète portugais Fernando Pessoa a si justement appelé l’intranquillité.
À Budapest, une comédienne destituée et groggy par la prise addictive de valériane, Rebeka Weér, a quinze ans durant vécu en recluse avec, pour ultime compagnon d’infortune, son fils, l’écrivain Andor Weér. Quelques jours seulement après les funérailles de cette mère un rien castratrice et perverse, Andor entame l’histoire de leur promiscuité érotico-mortifère. Dans un monologue qui confine à l’aveu sans concession, il revient aussi sur les conditions de la claustration de ce « simple cadavre à l’odeur dissimulée sous les infusions à la menthe ». L’épicentre du drame familial est l’exil à l’Ouest d’une jeune virtuose du violon, Judit, qui n’est autre que la fille de Rebeka Weér. Le régime communiste qui entend préserver et accroître l’empire musical hongrois, riche de Liszt et magnifié par l’aura de l’Orchestre symphonique des Chemins de fer, sollicite la cruauté du camarade Feny, le secrétaire du parti du théâtre. Bien qu’il soit « difficile de saper la classe ouvrière avec un quatuor à cordes », ce dernier suspend Rebeka tout en la menaçant de licenciement définitif au cas où elle ne parviendrait pas à faire revenir Judit. Confrontée à ce qu’elle vit comme une trahison, Rebeka annonce le décès de sa fille et met en scène un faux enterrement dans l’espoir de recouvrer sa place. En vain…
Cloîtrée dans une crypte « meublée d’accessoires volés au théâtre », Rebeka Weér revêt alors les sombres oripeaux d’une tragédienne maudite et vindicative. Tout à la fois un peu Médée, Jocaste et Lady Macbeth, elle persécute son fils en l’accablant de propos injurieux et salaces. Las de la « gymnastique hystérique » de sa mère, des sempiternels « oùétaistu » et « turentresquand », Andor fuit l’insoutenable d’un lien incestueux au moyen de lectures publiques et d’aventures sexuelles paroxystiques. Si l’écriture grinçante d’Attila Bartis fait immanquablement songer à l’érotisme noir d’un Georges Bataille ou d’une Elfriede Jelinek, elle instille pourtant quelques traits d’humanité : la simulation d’un orgasme, les lettres qu’Andor compose en faisant accroire à sa mère qu’elles sont écrites par Judit, la foi hétérodoxe d’un curé de campagne, un « ciel étoilé »…
Mais que peuvent ces manifestations sporadiques et paradoxales contre l’angoisse qui « dans le regard de l’autre dégénère en haine » ? Le fatum des principaux protagonistes de La Tranquillité semble tributaire du joug de la dictature du prolétariat. Attila Bartis multiplie en effet les références à l’Histoire de son pays, comme l’inhumation solennelle (juin 1989) d’Imre Nagy exécuté peu de temps après les insurrections d’octobre 1956. Il dépeint une Hongrie exsangue, fascinée et tyrannisée par l’idéologie communiste, vampirisée par les occupants soviétiques dont les convois emportent tout, « l’eau minérale de Parád et le chocolat des gosses ». Victime et bourreau, Rebeka Weér en est la parfaite personnification. Sa mort, la fin d’un régime totalitaire, suffiront-ils à canaliser la peur d’un éventuel retour du même ?
La Tranquillité
Attila Bartis
Traduit du hongrois
par Natalia
Zaremba-Huzsvai
et Charles Zaremba
Actes Sud
319 pages, 21,80 €
Domaine étranger Maudite Rebeka
juillet 2007 | Le Matricule des Anges n°85
| par
Jérôme Goude
Par l’entremise d’un soliloque narrant la déchéance d’une mère tyrannique, Attila Bartis exhume le cadavre de la République populaire hongroise.
Un livre
Maudite Rebeka
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°85
, juillet 2007.