Longtemps, une improbable élite s’est obstinée à ne voir en John Cheever qu’un tâcheron du New Yorker. D’aucuns pinaillent encore et proclament Raymond Carver en tout supérieur. Dans Les Vitamines du bonheur, ce dernier ne s’est-il pas fendu d’un probant hommage au « Tchekhov des banlieues » ? « Le train », plus qu’une suite apéritive de l’hitchcockienne nouvelle « Le 17h48 », pourrait bien n’être que l’ultime reconnaissance de l’acuité dramatique et quasi clinique de John Cheever. À l’instar de l’écrivain John Updike, Cheever radiographie les fissures imperceptibles et insinuantes de microsociétés lardées d’a priori moraux et emmurées dans le déni des ruines de l’American way of life.
Ni vignettes clinquantes ni simples produits manufacturés d’une « machine à fictions », les courts récits de Cheever offrent un florilège cohérent de portraits singuliers dont l’extrême précision analytique confine à l’étude de cas. Après Insomnies et L’Ange sur le pont, deux premiers recueils publiés par Le Serpent à plumes en 2000, les Éditions Joëlle Losfeld prennent le relais en proposant treize traductions inédites. Treize des 121 nouvelles que Cheever écrivit pour le New Yorker. Déjeuner de famille prolonge l’immersion quasi entomologique dans l’agglomération new-yorkaise et les zones pavillonnaires inaugurée par l’invention du Shady Hill suburbain d’Insomnies. Scalpel en main, Cheever taille dans le vif et ironise sur l’ « apparente atmosphère de splendeur dévastée et de vice » de familles issues, pour l’essentiel, de la middle class. En s’immisçant dans le tréfonds de foyers américains, il révèle les haines ordinaires et la misère sexuelle que voile et stigmatise l’ « apologie de l’éducation conservatrice ». De Faulkner à Cormac McCarthy, la « culpabilité perpétuelle et la déification du châtiment » hantent la littérature américaine.
John Cheever, comme ses illustres prédécesseurs ou ses nombreux épigones, se fait le porte-parole d’individus enfermés dans le corset d’une société endoctrinée, normative et discriminatoire. L’air obsédant d’une chanson grivoise, « Oh, Humide Isabella/ N’embrasse jamais un gars/ À moins qu’il n’y ait de l’humidité dans l’air,/ Mais quand le ciel était bas,/ Elle était dans tous ses états… », poursuit l’innocente Anne Tonkin, l’anti-héroïne d’« Une femme sans patrie ». Telle la lettre écarlate d’Hester Prynne (Hawthorne), cet air un tantinet misogyne est la marque infamante d’une faute sexuelle. Dans la nouvelle intitulée « Une Américaine instruite », Cheever renchérit en se jouant de la libido de Jill Madison. Outrée de ce que sa mère ait folâtré avec « de nombreux soldats esseulés », cette Bovary en puissance nourrit secrètement de bestiaux fantasmes tout en châtrant un mari jugé trop faible et inculte. Elle dissimule son mépris derrière une appétence encyclopédique et colmate son manque à être au moyen d’une hyperactivité sociale.
Que cela soit avec les Littelton, les Pommeroy ou les Godfrey, l’espace condensé et dramatisé de la nouvelle met en relief les faux-semblants de familles au sein desquelles les passions sont réprimées, démenties, voire transformées « en une image sociale acceptable » que la percée intrusive d’un réel inassimilable contrarie. La maison des Pommeroy, les protagonistes d’« Adieu, mon frère », est une métaphore du déclin qui affecte et les liens du sang et la classe moyenne. Bâtie « au bord d’une falaise sur un littoral qui s’effondre » avec des matériaux érodés, cette propriété bourgeoise est menacée par la montée des eaux et un éventuel ouragan. L’ouragan a pour nom Lawrence. Dans cette famille policée, le retour du frère maudit, cynique et mélancolique, agit à la manière du retour du refoulé. Le masque de la bienveillance tombe, l’accord fraternel cède le pas aux petites velléités agressives et une partie de backgammon revêt la forme d’un duel sans merci : « C’était la matérialisation d’un cannibalisme spirituel ; là, sous son nez, se trouvaient les symboles de la rapacité avec laquelle les êtres humains se servent les uns des autres. »
Le personnage éponyme de « Brimer » semble constituer le symbole parfait d’une société fondée sur le rejet de tout ce qui fait symptôme. Le narrateur de cette nouvelle, mari irréprochable ayant une femme « merveilleuse » et des enfants « merveilleux », est le témoin, à la fois affligé et frustré, des conquêtes charnelles de Brimer. Préférant finalement la compagnie d’un « homme d’Église épiscopalien », il va jusqu’à espérer, mais en vain, la disparition de l’indésirable Casanova. C’est que ni le confort financier, ni les rêves carriéristes, encore moins la doxa religieuse, n’endiguent complètement ou indéfiniment la pulsion. En un certain sens, Déjeuner de famille étaye la lecture du Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud. Tantôt acide tantôt empathique, John Cheever éclaire les sombres soubassements de l’utopie sociale et rappelle qu’en chacun sommeille la coprésence irréductible du désir et de sa faute. Une faute qui, expurgée de toute signification culpabilisante, ressortit du manque.
Déjeuner de famille
John Cheever
Traduit de l’anglais
par Dominique Mainard
et Florence Lévy-Paolini
Éditions Joëlle Losfeld
303 pages, 24 €
Domaine étranger La faute en partage
juin 2007 | Le Matricule des Anges n°84
| par
Jérôme Goude
Dans les courts récits de « Déjeuner de famille », l’Américain John Cheever (1912-1982) dissout le vernis social d’une humanité tiraillée entre idéal de pacotille, bas instincts et componction.
Un livre
La faute en partage
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°84
, juin 2007.