De Martin Walser, on connaît surtout les coups d’éclat en public, à l’image de ses déclarations fracassantes de 1998 lorsqu’il protesta contre « l’instrumentalisation de l’Holocauste ». Personnage controversé, il fit également l’objet d’une polémique outre-Rhin à la sortie de Mort d’un critique en 2002, dont la traduction paraît aujourd’hui aux Éditions des Syrtes. Passée sous silence par l’éditeur français, la querelle fût d’importance, certains allant jusqu’à parler de « bataille d’Hernani à l’Allemande ». En effet, beaucoup ont vu dans le critique assassiné du roman le double de Reich-Ranicki (l’équivalent en beaucoup moins sympathique de notre Pivot national) ancien chroniqueur au Frankfurter Allgemeine Zeitung, présentateur vedette et rescapé du ghetto de Varsovie. Les accusations d’antisémitisme se sont alors multipliées contre celui qui avait pourtant obtenu en 1998 le prix nobel de la paix des libraires allemands pour l’ensemble de son œuvre. La première estocade est venue des anciens confrères du FAZ qui ont refusé de publier des extraits de l’opus, contribuant au parfum de scandale qui entourait le roman. De l’autre côté, le journal munichois Süddeutsche Zeitung soutient Walser. Mais bon nombre de personnes ne pardonneront jamais à l’écrivain ses propos. On parle encore aujourd’hui d’attitude négationniste à son égard, ce qui témoigne de la persistance du malaise vis-à-vis d’un personnage qui ne laisse pas indifférent.
À la manière d’un thriller, son roman met ainsi en scène la disparition de Roi-Desaulneurs, un critique superstar de la télévision aux intempérances pamphlétaires célèbres dans le milieu. Sur le banc des accusés, Jean Ris dont le dernier opus avait été écorné par l’acariâtre contempteur de la littérature. Dès les premières lignes, le lecteur est happé par les trouvailles linguistiques dont regorge le récit. Prenons par exemple Jean Ris, « Hans Lach » en allemand, dont le nom ressemble au Hans Sachs des Maîtres chanteurs de Wagner. Et le nom de Roi-Desaulneurs (« Ehrl-König ») insiste ironiquement sur la suffisance du critique. Aussi, si le nom de Jean Ris le prédestine à la joie, le sort le condamne maintenant à pleurer, puisqu’il est en prison pour un crime qu’il prétend ne pas avoir commis. Quant au destin fait au dramaturge allemand Wedekind, il est également décalé puisque Walser en fait le personnage chargé d’obtenir les aveux de Jean Ris. Le nom propre fonctionne donc par antiphrase dans le roman. Ce travail sur la langue, Walser l’accomplit dans la continuité du projet du Groupe 47 mouvement littéraire qui tentait de recréer une nouvelle littérature allemande aux lendemains de la guerre. Car outre Bachmann ou Heinrich Böll, Walser a fait parti du cercle et en a gardé un fabuleux sens critique. C’est ainsi que Landolf refuse de croire son ami Ris capable d’avoir attenté à la vie du fielleux présentateur. Commence alors une longue enquête qui le mènera à étudier à la loupe toutes les strates du monde de l’art, quitte à égratigner l’image d’Epinal véhiculée par les institutions.
En dévoilant la superficialité de la mise en scène des messes télévisuelles, le récit se rapproche de l’état des lieux de la culture autrichienne donné par Thomas Bernhard dans Maîtres anciens. Dans les deux cas, la satire est féroce, dénonçant les égarements d’un microcosme artistique narcissique. Le tableau sur lequel se clôt le récit de Ris stigmatise ainsi la dévoration culturelle à venir. Sorte de vision nocturne, il représente un monde saturnien, figure qui, dans le mythe, mange ses enfants. « Ejaculation-orgasme. Appliqué à la littérature : Hemingway s’est trompé quand il a prédit qu’il y aurait de plus en plus de critiques et de moins en moins d’écrivains. Avec la civilisation E-O, l’écriture se répandit dans certains cercles à la manière d’une épidémie. Cela rendit les critiques plus importants qu’ils n’avaient jamais été ». Celui dépeint par Walser est pathétique, avec son recueil de citations et sa pusillanimité. Mais comme le note sardoniquement sa correctrice : « il n’est pas nécessaire d’être Don Quichotte pour voir en Roi-Desaulneurs un moulin à vent ». Les masques tombent un à un, tandis que l’intrigue se complexifie lorsque le narrateur découvre que Ris à un alibi. Et l’épouse du critique de revendiquer la paternité du crime.
Dans cet imbroglio où tout le monde a une bonne raison de le détester, on peine à démêler le vrai du faux. Comme si Walser voulait rééduquer le lecteur dans son rapport à l’image. Le roman souligne ainsi l’empressement médiatique à exploiter l’information au prix d’un sensationnalisme outrancier et dangereux. La cabale dont est victime Jean Ris en donne une énième preuve, funeste pressentiment au haro qui allait être lancé sur l’œuvre de Martin Walser. Et si Mort d’un critique se situe aux confins du roman policier, il a aussi le goût de la farce propre aux satires réussies. Car la spécificité de Walser réside certainement dans sa conception de l’écriture volontairement âpre et rugueuse, refusant le « slalom au milieu du politiquement correct » comme il l’avoue lui-même.
Mort d’un critique
Martin Walser
Traduit de l’allemand
par Sylvie Taussig
Éditions des Syrtes
281 pages, 20 €
Domaine étranger Derrière le masque
novembre 2006 | Le Matricule des Anges n°78
| par
Benoît Legemble
Au fil d’une enquête délirante sur le meurtre d’un critique littéraire, Martin Walser livre un portrait au vitriol du monde de l’art. Un petit traité de décomposition sans concession.
Un livre
Derrière le masque
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°78
, novembre 2006.