Entre fiction et actualité, ce roman de Maryline Desbiolles fait voir et entendre les « taiseux », les miséreux, cette masse silencieuse résignée à sa grande douleur, retranchée derrière sa « honte ». Pas de grands discours, pas de fracas, non, une simple histoire allégorique qui traduit bien le retranchement dans lequel vit cette population fragile trop vite délaissée de cette banlieue niçoise chère à l’auteur. La langue est souple, déliée, poétique même, rendant compte de situations inextricables sans jamais flirter avec le pathétique.
Maryline Desbiolles fait entrer le lecteur par la petite porte de ce monde « abandonné », frappé d’amnésie. L’histoire s’ouvre sur un moment de grâce, dans un temps suspendu, entre la fin d’un rêve et le réveil d’une enfant, où l’échappée à la dure réalité a lieu, pour quelques secondes encore. Aïzan est une fillette tchétchène de 11 ans à la vie déjà très chargée. Sa famille a fui la guerre et trouvé « refuge » en France. Un refuge très relatif en vérité. Aïzan vit à présent seule avec sa mère, une ancienne directrice d’école devenue vendeuse dans un supermarché. Elle ne comprend pas l’abandon de son père et se refuse à en demander les raisons afin de ne pas créer davantage de souffrance.
Cette histoire emblématique d’une fillette qui ignore les tenants de son histoire, héritière d’une situation qu’elle ne comprend pas, vivant dans un environnement hostile démontre l’étroitesse du monde dans lequel elle évolue. Tout est rétréci : son histoire familiale fragmentée, les secrets de famille qui engendrent de lourds silences, le renfermement sur soi, la solitude… Les mots sont presque oubliés. Subsistent la mémoire et une imagination galopante, à la limite de la folie. Aïzan se confie à sa sœur imaginée, Ariane, celle « qu’elle tient cachée sous sa peau ». Elle s’invente des rituels (elle se frotte les creux et les bosses de sa main pour la faire apparaître), l’invoque parfois. Ce monde quasi magique permet à Aïzan de survivre à sa douleur. Elle se rend dans un endroit secret pour y dialoguer avec Ariane. Elle marche dans le lit asséché de la rivière (la Riane) et y contemple les pierres qui en tapissent le fond. Aïzan parvient à se construire, à se créer ses propres repères, à apprendre à vivre dans la réalité, avec le manque, l’injustice… Elle découvre le sentiment amoureux avec Kevin, l’amitié avec un vieux Sénégalais qui la sensibilise à la littérature et une vieille juive algérienne qui lui fait découvrir le plaisir de danser. Elle s’ouvre au monde, se révèle à lui. À l’école, elle comprend que les contes et la mythologie lui parlent d’elle. Elle porte un très grand intérêt à l’histoire d’Ariane et de Thésée qui lui permet de comprendre l’histoire de ses propres parents. Cela lui suffit pour avancer, s’ouvrir à d’autres possibles et échapper à l’immobilisme ambiant dans lequel semblent vivre les gens de son quartier, au risque de les rendre violents envers eux-mêmes. Aïzan glisse indubitablement d’une culture à une autre. Le « lâcher prise » est psychologiquement difficile et douloureux. Elle ne parle plus tchétchène à la maison, elle ne portera pas de bandeau comme les femmes de là-bas. Elle devient de plus en plus française. Ses souvenirs de Tchétchénie s’estompent puis s’effacent au fil du temps. Elle décide d’en tirer parti. Elle et sa mère nouent une nouvelle relation basée sur leurs vies présentes et prometteuse d’échanges fructueux et structurants.
Aïzan aborde tout à la fois les thèmes de l’immigration, la quête des origines, la précarisation économique, la misère psychologique, la violence environnementale sous un aspect sociologique sans pesanteur ; mais la grande qualité de ce roman est d’avoir su démontrer que la misère du monde n’est pas une fatalité en soi.
Aïzan
Maryline
Desbiolles
L’École des loisirs, « Médium »
80 pages, 8 €
Jeunesse Fuir la misère du monde
novembre 2006 | Le Matricule des Anges n°78
| par
Malika Person
À travers le quotidien d’une jeune héroïne tchétchène, Maryline Desbiolles met en lumière les vies précaires des habitants d’une banlieue de Nice.
Un livre
Fuir la misère du monde
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°78
, novembre 2006.