C’est peut-être parce que Valdimir Tasiç est professeur de mathématiques à l’Université du Nouveau-Brunswick, au Canada, que ses écrits font à la lecture le même effet que lorsque l’on doit résoudre une équation. On a la tête qui chauffe. Pluie et Papier est un ouvrage d’une dense complexité, qu’il faut prendre à bras-le-corps en acceptant d’être dépassé par ce qu’on y lit. La ligne narrative est sans cesse brisée, déconstruite, au gré des réflexions de la narratrice, Tania, une véritable encyclopédie vivante comme l’était le personnage du frère dans le premier roman de l’auteur, Cadeau d’adieu (Les Allusifs, 2001). Vladimir Tasiç construit son œuvre autour d’une accumulation de connaissances. Lorsqu’il évoque la musique, c’est pour remonter jusqu’en 1896 et nous conter les déboires de Tadeus Kahil, l’inventeur du premier instrument électronique fabriqué au moyen d’une dynamo et d’un générateur de courant alternatif et de son digne successeur, Léon Serguéiévitch Termen, qui mit au point un appareil produisant des sons par les seuls mouvements de la main : le termenvox. Ces informations sont-elles historiques ou fictives ? Vladimir Tasiç avoue faire beaucoup de recherches pour ses écrits, mais ne pas se priver d’inventer les informations qu’il n’a pas pu trouver. Il en va ainsi de l’astrologie, des mathématiques, des légendes indiennes, des dieux égyptiens ou du théâtre nô. Sa narratrice est un puits de science sur tous ces sujets, qu’elle se fait un plaisir d’imbriquer entre eux, en écho, l’un appelant l’autre.
Lorsqu’elle retourne à Novi Sad, en Serbie (où est né l’auteur en 1965), pour veiller son père malade, Tania se découvre un groupe d’amis, au sein duquel tous ces échos vont pouvoir converger. C’est peut-être là que réside la trame principale du livre, dans l’histoire que vont vivre ensemble ces cinq amis le temps d’un été. La narratrice dit d’eux : « Peut-être les ai-je aimés justement parce qu’ils étaient toujours prêts à me prendre par la main et à m’emmener quelque part, dans un nouveau pays des Fées, que nous ouvraient la musique, les rythmes, les calendriers, les ordinateurs, les films, l’art culinaire. Tout est lié, me semble-t-il, tout veut dire autre chose (…). » C’est ainsi que Vladimir Tasiç conçoit l’échange : il fait le lien entre les références littéraires, cinématographiques, philosophiques, mythiques, politiques ou historiques pour faire surgir quelque chose de parallèle, qui reste « illisible, unique, impossible à répéter » : un moment d’extase commune.
Trois des personnages du groupe sont partis de Novi Sad au moment de l’éclatement de la Yougoslavie, puis revenus dans cette ville en reconstruction où le bruit des marteaux-pilons fait office de fond sonore. Ils sont designer publicitaire, concepteur de logiciels informatiques, musicien, cinéaste. Tous se retrouvent dans un café-librairie nommé « La Pharmacie », où ils se délectent des herbes et des boissons du cru. Le récit commence à rebours, s’ouvrant sur le chapitre 10 pour se terminer au chapitre 1 (suivi de trois points de suspension), au moment où la narratrice décide de fixer par écrit les événements qui ont conduit le groupe d’amis vers la réalisation d’une œuvre collective. Profitant du festival de musique de Novi Sad, ils ont mis au point une performance audio-visuelle prenant en otage toute la ville, brisant les réseaux de communication, fantastique bombe sonore qui éclate à la fin du décompte et les dépasse eux-mêmes.
Il y a certainement un grand nombre de lectures possibles de cet ouvrage. Sans doute faut-il le lire deux fois, puisque le dernier chapitre éclaire le premier. L’érudition qu’il met en œuvre, comme fermée sur elle-même, accorde peu de place au lecteur, et il est difficile de pénétrer ce texte compact, ramassé sur lui-même. Mais l’exigence dont fait preuve l’auteur semble nécessiter aussi celle du lecteur, et peut-être en sera-t-il récompensé.
Pluie et Papier de Vladimir Tasiç, traduit du serbe par Gabriel Iaculli et Gojko Lukiç
Les Allusifs, 304 pages, 21 €
Domaine étranger Remue-méninges
juin 2006 | Le Matricule des Anges n°74
| par
Lise Beninca
Dans son deuxième roman, l’écrivain serbe Vladimir Tasiç fait de la digression la matière même de l’écriture. À la narration linéaire, il substitue un feu d’artifice d’érudition.
Un livre
Remue-méninges
Par
Lise Beninca
Le Matricule des Anges n°74
, juin 2006.