La vie de Gert Ledig (1921-1999) se confond avec l’histoire de ses romans. Le premier, Les Orgues de Staline, par la description impitoyable du carnage de la guerre, lui vaudra un succès incontesté à sa sortie en 1955. Le deuxième, écrit et paru en 1956, n’aura pas du tout le même sort puisqu’il faudra attendre la brisure du tabou le bombardement des villes allemandes par les Alliés en 1944 par des auteurs comme Jörg Friedrich ou W.G. Sebald, pour qu’on le redécouvre en 1999 en Allemagne, et en 2003 en France (Sous les bombes, Zulma). Le regard sans concession sur une humanité réduite à la bestialité la plus crue allait, selon Sebald, « nettement au-delà des limites de ce que les Allemands étaient disposés à lire sur leur passé le plus récent ». Après cinquante ans de mise à l’écart, c’est désormais au tour du troisième d’être exhumé de l’oubli. Comme le titre l’indique mais pourquoi avoir choisi de neutraliser toute la violence contenue dans le terme allemand « Faustrecht », « la raison du plus fort » ? le temps de la fiction se situe dans l’immédiat « après-guerre », en novembre 1945, à Munich. Une ville qui pourrait bien être celle sans nom décrite dans Sous les bombes, dévastée et occupée par les troupes américaines. Dans cette ambiance sinistre, où l’on peine encore à extraire les cadavres des décombres, les habitants ne connaissent que la pénurie des denrées et des sentiments : « C’était une journée de novembre comme les autres. Le soleil refusait de percer. Le temps idéal pour se suicider. » Mais comment faire pour s’en sortir ? Il faut se débrouiller, à l’image de ces deux anciens soldats allemands de la Wehrmacht, réfugiés dans un atelier désolé : Robert (le narrateur) et Edel, un ancien peintre. Ce goût de ruines, Edel l’a littéralement dans la bouche, encore à vif, puisque la guerre lui a cassé toutes ses dents. Elle a surtout « grillagé » son avenir en lui « massacr(ant) » ses mains. Un peu à la façon de Beckmann, le héros de Wolfgang Borchert dans la pièce Dehors devant la porte, Edel fait l’expérience amère de l’impossibilité du retour à la vie antérieure, fût-ce à la vie tout court. Certes, ces deux estropiés de l’âme ont bien trouvé de quoi « se lier » avec deux jeunes prostituées. L’une d’elle, Olga, essaie de vivre une histoire d’amour avec Robert, mais à une époque où les engagements ont trop souffert d’avoir été piégés, tout semble incertain. Un jour, Robert et Edel retrouvent Hai, petit malfrat reconverti dans le trafic des cigarettes, et bien décidé à poursuivre la guerre contre l’occupant. Ils se laissent alors convaincre de faire sauter une jeep américaine. Un acte « patriotique » qui tournera mal.
Dans ce scénario d’une triste simplicité, s’ajoutent la pauvreté de la langue et la sobriété du style, composé en majeure partie de dialogues aux répliques lapidaires. Chez Ledig, qui voulait à l’origine écrire une pièce de théâtre, la débâcle de la guerre a vite fait d’emporter les grands mots et l’esthétisme tonitruant du IIIe Reich. C’est d’ailleurs dans la dernière partie que la conception théâtrale du récit se donne le plus à voir : reclus en huis clos dans l’atelier avec Olga et Katt maintenues en otages du fait de leurs fréquentations avec des officiers de l’armée américaine, les cinq protagonistes tentent de survivre à leur déréliction.
Ce roman n’a certes pas la radicalité et l’intensité des deux premiers. Et pourtant, la brutalité du décor où prédomine la conscience cynique d’appartenir à une « génération foutue », laisse poindre une ambiguïté qui réussit à redonner de l’étoffe aux protagonistes. Dans un sens inattendu, parfois. Ainsi d’Olga : celle qui, à force de vouloir y croire, s’est fiancée avec Robert, et qui est la plus encline aux gestes de compassion, finira par partir avec un officier en Amérique. « C’est l’occasion de ma vie » dit-elle, en guise de toute explication. Chez Edel, à l’inverse, le sens de la solidarité l’emporte. Ce n’est en fait pas un hasard si celui qui est amputé de toute ambition et dont le nom (« edel ») signifie « noble, généreux » en allemand, n’hésite pas à « (j)ouer les bons Samaritains pour l’ennemi » ni à avouer sa peur, ainsi que sa honte, à l’idée de tuer. Pour cet artiste avorté qui cite le Talmud et veut se convertir au catholicisme, la participation au crime ne se fera qu’au nom de la « dignité » et de la loyauté envers celui qu’il considère comme son ami, Hai. La figure de Hai précisément est la plus complexe : cet arriviste (« Hai(fisch) » en allemand, désigne le requin) à la morale suspecte (« Ne fais confiance à personne, et tu vivras longtemps »), aura beau tenter par deux fois de supprimer au gaz les témoins gênants, c’est cependant lui qui partira à la recherche d’un médecin pour sauver Edel. Une ambiguïté ténue donc que la dernière phrase du roman semble faire résonner d’un étrange espoir : « La neige étincelait, et devant brillait une petite lumière ». On aimerait y croire.
AprÈs-guerre
Gert Ledig
Traduit de l’allemand
par Cécile Wajsbrot
Zulma
208 pages, 16,50 €
Domaine étranger Les derniers hommes
mars 2006 | Le Matricule des Anges n°71
| par
Sophie Deltin
Enfin traduit, le roman écrit en 1957 par l’Allemand Gert Ledig vient clore une œuvre hantée par les horreurs démentielles de la Seconde Guerre mondiale, en interrogeant les valeurs d’une humanité en ruines.
Un livre
Les derniers hommes
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°71
, mars 2006.