Théâtralement, le mirifique Bepy Sonnino fait son entrée dans le livre. Frivole, excessif, machiste, cet homme de pouvoir et d’affaires, collectionneur éhonté de femmes et de billets neufs, adulé autant que détesté pour d’aussi bonnes raisons, est un peu la cerise sur le gâteau de la bourgeoisie juive de Rome. Après une vie entière de magouilles et de frasques, et fort d’ « une variété particulière d’optimisme qui confine à l’irresponsabilité », le fiasco final l’incite à prendre la poudre d’escampette direction New York en Concorde, s’il vous plaît, laissant à sa descendance le mirage d’un héritage et le soin de s’occuper des créanciers.
Deux générations plus tard, son petit-fils Daniel aiguise une plume rageuse et promet de ne pas mâcher ses mots pour décrire la légèreté provocante de ces juifs aisés qui, portés par l’allégresse de l’après-guerre, ont « remplacé la terreur de Benito Mussolini et Adolf Hitler par la vénération mimétique pour Clark Gable et Liz Taylor. Comme si l’épouvantable couple clownesque de dictateurs fascistes n’avait jamais existé, comme si dans le cœur de tous les Bepy italiens il avait été enterré avec les carcasses indifférenciées des centaines de parents déportés : la nuée de cousins, beaux-frères, sœurs, beaux-parents et neveux dont les restes allaient pouvoir remplir désormais deux sacs poubelles, dont il était strictement interdit de parler et dont la fin était une honte cachée ». Daniel attaque méchamment, mais malgré les pires intentions du monde, il ne fera pas chuter de son socle le sculptural et inébranlable Bepy. Avec sa grandeur comique (digne d’un Mangeclous) et son charisme arrogant, le grand-père lui dame sans arrêt le pion. Sans doute est-ce pour cela, d’ailleurs, que les premiers chapitres du livre semblent un peu patiner autour du personnage, au risque d’être rébarbatifs. On a vite fait de comprendre que dans cette saga familiale, Bepy est le pivot et Daniel le détonateur. Prenant la famille à rebrousse-poil, il retrace avec brio l’influence du grand-père sur toute la lignée des Sonnino, qui devra prendre position face à ce rouleau compresseur de la réussite sociale. Des deux fils de Bepy, l’aîné deviendra le redoutable business man qu’on lui a appris à être, tandis que le cadet, se réfugiant dans la religion, choisira d’aller vivre en Israël malgré les remontrances outrées de son père.
Quant à Daniel, après avoir pataugé lamentablement au milieu de la jeunesse dorée des années 80 cet essaim de « fils de parvenus obsédés par les primats économique et esthétique », il se targue de lui jeter un regard méprisant, tout en brûlant d’amour inassouvi pour celle qui en est l’archétype : Gaia. En être ou pas, d’un clan, d’une famille, d’une génération, voilà sans doute l’origine de la hargne que nourrit Daniel pour les mascarades de son milieu, lui qu’on a étiqueté d’office « sang-mêlé ». Issu d’un mariage mixte, il se voit renier le droit de se prétendre juif, comme celui d’affirmer qu’il ne l’est pas. Crachant sur un héritage familial fait d’amnésie volontaire, de névroses et d’honneur haut placé, il ne fait pas autre chose que dissimuler l’humiliation d’en être pour moitié exclu. « Daniel, jusqu’à quel point ta rancœur antisémite est-elle réelle ? Quelle part y a-t-il de comédie et de numéro d’attraction ? » C’est grâce à ce récit ficelé d’humour cinglant et de phrases définitives, dans lequel il déterre les racines de l’arbre généalogique, que Daniel finit par s’affirmer et gagner sa place, en profitant pour étaler au grand jour ses frustrations de trentenaire complexé.
On sort rieurs et à moitié dupés de ce texte dense et caustique, qui prend beaucoup de plaisir à dire du mal pour éviter, surtout, d’avoir à dire du bien.
Avec les pires
intentions
Alessandro Piperno
Traduit de l’italien par Fanchita Gonzalez Batlle
Liana Levi
352 pages, 20 €
Domaine étranger Grandeur et décadence
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Lise Beninca
Le premier roman d’Alessandro Piperno (né en 1972) donne un coup de pied dans le panier de crabes de la bourgeoisie juive italienne. Savoureusement sarcastique.
Un livre
Grandeur et décadence
Par
Lise Beninca
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.