Étrangement riche et dissonant, ce premier roman signé Romain Verger (33 ans). C’est l’histoire, dans un décor d’aujourd’hui parfaitement identifiable, de quelqu’un qui passe de l’autre côté, qui s’enfonce dans une exploration sans retour. Celle d’un homme jeune qu’habite un désir secret et inconscient de chute, tant tout, autour de lui comme en lui, semble comploter pour qu’il renonce à ce qu’il est. Un corps vulnérable, un corps souffrant. « Une douleur aiguë, un pieu logé entre les omoplates qui prenait racine en moi, étoffait son feuillage de chardons ». Une figure dépressive qui a faim d’originel et que hantent des rêves et des souvenirs de mer. Une mer lourde de charge imaginaire, de féminité latente gigantesque infusoire aux lactations lentes et aux entrailles convulsives.
C’est que, jeune professeur confronté à la violence, à l’incompréhension et au désenchantement, notre narrateur ne supporte pas d’assister, impuissant, à la mort de la culture et de la civilisation du livre. Livres que certains cuisinent, que d’autres évident pour en faire des boîtes, quand ils ne les font pas mariner dans des éviers afin de recueillir un précieux jus d’encre prétexte à cocktails. Comment alors, au sein de cette humanité malade, de ce monde marqué par un tel échec, et où des médecins démiurges ont remplacé les dieux antiques, ne pas être happé par le désir d’un devenir autre, mais un devenir qui, en l’occurrence, serait plutôt un revenir, un retour à cette réalité antérieure dont le séjour du fœtus dans les eaux amniotiques est comme le souvenir et le modèle.
Zones sensibles rend compte, scande les différentes étapes de cette mutation, évoque la traversée de ce no man’s land, suit le fil secret qui va de l’homme à la mer à la mère et à l’amer aussi. Retour à une forme de vie élémentaire, à cette masse informe, embryonnaire et vaguement tumescente qui fait songer au Golem en son sens premier. Un roman qui parle avec ironie de notre époque, de tout ce qui rend la réalité scientifique monstrueuse autrement dit aussi repoussante que fascinante. Un roman qui est une satire de l’immaturité ontologique comme du retour aux tropismes de l’enfance. Qui est une fable aussi montrant la Nature en train de reprendre ses droits sur la Culture, ou encore comment la matière peut se venger de la pensée.
Au jeune prof à qui on reproche d’être « un trop parlant, une masse se nourrissant de sa propre masse ou un parleur détaché de tout, même d’eux (ses élèves), un verbe désincarné errant comme un fantôme entre les rangées ou un faux dieu obèse traversant un peuple d’ectoplasmes », et qu’obsède jusqu’au cœur de ses rêves la bête à mots qui remue dans sa bouche (« Je commande un kebab. (…) Mais c’est un mot qu’il me sert, à la place du kebab, comme un hareng posé sur son assiette, un mot que je ne connais pas, finissant par « kha » ou « ch ». Alors je l’entrouvre avec les doigts : sa peau tiède cède et laisse apparaître un feuilleté d’alvéoles contenant chacune un chapelet de petites lèvres roses, appétissantes. Mes voisins de table me font comprendre qu’il me faut le partager avec eux, non seulement le mot, mais encore ma salive avec la leur, sucer cette chair dans leur bouche, jusqu’à vomir. ») à celui donc que le réel ordinaire repousse ou à qui il se refuse, il va être donné de vivre, d’atteindre, avec la complicité d’une certaine médecine, un monde autre, fait de folie, de métamorphoses et de fantasmes. « J’avance vers ma destination : ma réinvention ».
Histoire d’une genèse à l’envers, d’une régression jusqu’à cette forme d’immédiateté nue qui confine à l’effacement, Zones sensibles relève d’une écriture faite de transfusion et d’intrusion, de poésie et d’énigmes. Tout est là pour susciter le trouble, dire la matière en travail, suivre le processus de déliaison, le mouvement d’invagination qui va réduire l’humain à un « caillot musculeux et nerveux », à une créature monstrueuse, sorte de tumeur obscène qui n’a rien de l’éclat d’une neuve innocence.
Zones sensibles
Romain Verger
Quidam éditeur
95 pages, 10 €
Domaine français Zones obsessionnelles
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Richard Blin
De métamorphoses en déliaisons, c’est un livre, sans appel et sans rédemption, que nous propose Romain Verger avec « Zones sensibles ».
Un livre
Zones obsessionnelles
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.