Tentative de livre à plusieurs solitudes ou bloc fissile, erré, métamorphique & désœuvrant, né en août 2001 de quelques déambulations croisées « de Cédric Demangeot, Brice Petit, Lambert Barthélémy et, disparu trop tôt, de Guy Viarre, Moriturus titre son nouveau numéro d’un » par le passif « . Ce pavé orange brique, d’une unité de tons étonnante malgré les trente-huit auteurs réunis (notons la présence de Giorgio Caproni, un Néruda pulsif, l’ » inaltérable passion/ pour ici « de Jean-Luc Sarré, un carnet irlandais du poète de la beat generation Claude Pélieu, les syncopes de Jean-Louis Giovannoni ou encore la physique heurtée des Maigres de Jean-Baptiste de Seyne, etc.) a de quoi impressionner. Les risques que la revue prend là sont à la hauteur des métamorphoses qu’elle appelle, désœuvrant certainement autant qu’elle ajoure de multiples fentes l’horizon fermé de l’époque. On comprend à partir de quelles exigences l’acte d’écrire est ici revendiqué : ce que » par le passif « soutient s’entendra alors comme l’expérience où le poème devient la forme d’un dû, d’une mémoire ou d’un geste qui, repris là où il reste fossile, jette tout l’être au devant de lui-même, là où il s’ignore et se fait à même le non-savoir, pour reprendre un mot de Bataille. Revue rageuse, réfractaire comme peu le sont aujourd’hui, Moriturus se veut en ce sens un corps, tendant toute son élasticité à accueillir ce qui sous-tend écarts de langues, déplacements où la syntaxe se déchausse et se casse, soubresauts des phrases et des vers, embardées et virevoltes des pensées du poème.
De ce corps, Moriturus fait sa hargne, pour qu’il se soulève et se ploie jusqu’à s’admettre fini, altéré, rompu, rincé. Du « que peut un corps ? » de Spinoza, on pourrait faire son emblème. Ne nous étonnons donc pas de trouver Jacques Dupin en ouverture qui, d’un « soleil vu de dos » écrit les yeux dans la poussière de la route « la lampe est légère/ à l’instant/ de dissoudre les monstres/ foin de mots de poésie/ je me jette/ contre/ à ta mort/ c’est ma fournée ». Ou que Guy Viarre, dans ses fragments laissés, lance, vivifiant et salvateur, un simple « Truite qui a la survie/ comme le taureau dans le ventre ». Tout se joue dans ces tensions où le poids d’être là, dehors, creuse l’expérience muette du réel à celle du langage. En témoignent aussi les premières pages de L’Eau des fleurs de Jean-Michel Reynard (à paraître aux Éd. Lignes), sans aucun doute le texte qui nécessiterait le plus que nous réapprenions à lire, et où » cependant " est amorcé aussi notre respiration : « cependant respirer n’est pas au juste, à la botte du col de mes forfaits, ici, pas plein le verbe ouvert encore, respirer ne doit s’entendre que d’un prononcement (…) ». Ainsi que celles de Brice Petit qui, d’une écriture aux aguets, serrée et amaigrie par la pression d’un passif infamant, lance sa propre casuistique : « Des mots se réveillèrent/ marqués par plusieurs lignes de freinage au sol j’en remplissais un seau/ pour éteindre le film épuiser/ la voix ».
La littérature, parfois, donne des leçons, des leçons d’enfants terribles. Moriturus en est la chambre d’échos la plus sûre.
Moriturus N°5, 398 pages, 22 €
(21, Grand’rue 09310 Les Cabannes)
Revue Sans passif
octobre 2005 | Le Matricule des Anges n°67
| par
Emmanuel Laugier
Un livre
Sans passif
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°67
, octobre 2005.