Voici un livre dont il est prudent de lire la préface avant de s’y engager. Écrite vingt ans plus tard par l’auteur lui-même, elle éclaire la démarche d’un jeune écrivain de 24 ans, « écœuré par tout ce que la culture a momifié et châtré » en lui. Le but avoué est la déconstruction des codes littéraires, le « refus d’obéir à toutes les lois de la composition », dans « une bataille orientée tout entière vers la découverte de soi ». Avec pour modèles les personnages de Molly Bloom et Lady Chatterley, guides sur la voie de l’exploration intérieure, l’auteur s’engage avec acharnement dans l’écriture, levant toutes les inhibitions, se débarrassant du carcan de la culture pour trouver son propre souffle. « Le Carnet noir m’a permis de prendre la mesure de mes possibilités et de penser que j’étais peut-être un véritable écrivain, et non un simple moulin à débiter des mots. »
Le résultat est un livre absolument déroutant du début à la fin. Les personnages y sont tous plus loufoques, ahurissants, déconcertants les uns que les autres. Femmes à la sensualité débordante, hommes en quête d’eux-mêmes, ils évoluent dans un univers fantasmagorique, protéiforme, à la beauté pourtant toute poétique. Le livre se compose de récits multiples, enchâssés, sorte de journaux intimes orchestrés par un narrateur écrivain qui lui-même se dédouble. Tout se joue dans l’excès d’un langage imagé à l’extrême, d’une érudition hermétique, au sens souvent confus et opaque. « Voilà un fragment du tendre ide de ce livre ; le protoplasme secret, crispé, d’un Gregory emberlificoté dans son égoïsme ; emberlificoté dans la verte dentelle de l’écriture. » Le lecteur doit accepter de se laisser entraîner par l’énergie qui traverse ce texte chaotique, d’une sensualité violente, même s’il risque d’être rebuté par l’absence totale de linéarité, la profusion des personnages (une « cohue de visages ») et certains passages à la crudité presque médicale. C’est qu’il s’agit ici d’une naissance à la fois spirituelle et physique. Le narrateur y modèle ses personnages sous nos yeux, les explorant jusqu’à la moelle. « Suce-moi le sang, mon chou, ce n’est que de l’encre », lui répond ce « toi » auquel s’adresse une partie du livre, incarnation de la féminité sous toutes ses formes, adorée ou méprisée, célébrée ou souillée.
Écrit en 1937, Le Carnet noir a été publié en France grâce à Henry Miller (geste annonçant le début d’une longue amitié dont témoigne la correspondance éditée en 2004 chez Buchet-Chastel) mais ne sera autorisé à paraître en Angleterre qu’en 1973, en raison de « certains passages scabreux »… Loin de figurer parmi les livres les plus connus de l’auteur, il est pourtant le plus singulier. Les cycles qui constituent l’œuvre de Durrell (1912-1990), dont le plus fameux reste Le Quatuor d’Alexandrie, sont en germe dans ce récit à la fois d’agonie et de renaissance avec lequel Durrell dit s’être débattu jusqu’à l’épuisement. Un texte saturé d’indices de lecture, émaillé de références, qui tous participent d’une réflexion sur la création littéraire. « La vérité est que j’écris mon premier livre. C’est difficile parce qu’il faut tout y mettre ; c’est une sorte d’itinéraire spirituel qui établira définitivement le roman comme un genre épuisé de sénilité. Je me répète perpétuellement que cela doit être quelque chose sans commencement, quelque chose qui n’aura pas de fin, mais ne s’arrêtera que lorsqu’il sera revenu à sa propre genèse ; bon, un morceau de mouvement perpétuel littéraire. »
Le Carnet noir, de Lawrence Durrell
Traduit de l’anglais par Roger Giroux
Folio, 360 pages, 6,80 €
Poches Libération textuelle
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Lise Beninca
Premier cri de Lawrence Durrell, Le Carnet noir est une furieuse révolte contre les conventions littéraires, transgression salutaire pour faire jaillir sa voix.
Un livre
Libération textuelle
Par
Lise Beninca
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.