1677, c’est Phèdre qui parle. Elle avoue à Hippolyte son amour dévorant et insensé ; elle assure avoir tout entrepris pour y résister mais en vain. « J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes./ Il suffit de tes yeux pour t’en persuader/ Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » Quelque chose semble clocher dans ces deux derniers vers. Voyons, Racine : votre héroïne exprime une hypothèse (Si tes yeux un moment pouvaient me regarder) ; le prolongement de cette hypothèse ne saurait donc être lui-même qu’hypothétique ; mais voilà que vous usez du présent de l’indicatif (« Il suffit de tes yeux ») là où le conditionnel s’impose. La phrase ne tient pas debout, on y combine condition et constat ! Mais il est vrai aussi que votre Phèdre elle-même a du mal à tenir debout : il faut alors admettre que cette rupture de construction est la marque de son emportement, et par voie de votre génie.
2004, le Génie est partout. Les licences poétiques ont délaissé l’espace confiné des Belles-Lettres. Pour s’en assurer, il suffit d’ouvrir le journal, un jour de grand vent. Par exemple, au soir des attentats de Madrid. Le Monde, en couverture, indique que le gouvernement espagnol « attribue » ces attentats à l’ETA. C’est donc une interprétation des faits. Non pas le réel, mais sa lecture parmi d’autres lectures, une hypothèse : tout ce qui viendra développer cette lecture se verra bien sûr soumis aux mêmes conditions et donc introduit avec la même prudence. Voilà pour la règle mais elle emmerde un peu. Elle bride la création. Va alors pour une deuxième accroche, juste en dessous de la première : « Un retour sanglant d’ETA sur la scène politique espagnole ». Ce chapeau, c’est celui du magicien : plus personne pour attribuer ni pour présumer, on a escamoté les pincettes trouble-fête. L’air d’opérette nous étant gracieusement offert, il n’y a plus qu’à versifier dessus : C’est le retour sanglant des p’tits gars d’ETA/ Si c’était bien eux qu’avaient commis l’attentat.
Se satisfaire des titres serait toutefois une erreur. Les articles eux-mêmes apportent leur part de littérature : « À sa manière, causant au cœur de Madrid un véritable massacre qui a aurait fait 125 morts et de très nombreux blessés, l’ETA a fait irruption sur la scène politique espagnole ». Ne nous bornons surtout pas à voir dans cette audacieuse forme verbale a aurait fait une simple coquille ; pis, n’allons pas crier au lapsus, comme si d’étourdis rédacteurs trahissaient quelque collusion entre les faits et leur fiction. Accueillons plutôt bras ouverts un nouvel apport à la conjugaison française. Qu’on le baptise techniquement « conditionnel effectif », sportivement « hypothèse enjambée », ou plus simplement « temps du mensonge », nul doute qu’il aura belle allure dans les pages d’un Bescherelle remanié. Et que son usage permettra d’enfin parler sans entraves, qu’on soit président entreprenant (ils ont auraient des armes de destruction massive) ou censeur avisé (Dieudonné a aurait fait un salut nazi). Le vrai et le faux cessent enfin d’être perçus comme contradictoires : la réconciliation dont rêvaient les surréalistes, qui l’eût dit ? La propagande l’accomplit enfin.
Avec la langue L’hypothèse au travail
mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53
| par
Gilles Magniont
Vivement qu’on conjugue, les temps se font plus souples.
L’hypothèse au travail
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°53
, mai 2004.