Entralla, ville imaginaire par excellence, sans attache avouée avec le réel et pourtant, bien sûr, ville composée de toutes les cités possibles. Entralla, avec ses bâtiments administratifs, son musée, son histoire, ses catastrophes ; et ses jumelles Alva et Irva, connues pour avoir permis grâce à leur travail de fourmi la reproduction de la ville en pâte à modeler, la reconstruction de la ville, après le fameux tremblement de terre qui l’ébranla voici quelques années.
Il existe (heureusement) des écrivains pour privilégier le récit et les personnages, et des lecteurs qui ne demandent qu’à se laisser prendre par la fiction. Dans le deuxième roman d’Edward Carey auteur anglais né en 1970, remarqué en 2002 pour L’Observatoire (Phébus), vous chercherez sans succès la logique ou la rigueur prédictives de la science-fiction. En effet, chez Carey, l’univers romanesque se construit autrement, autour des plus terribles névroses familiales. Cela donne au monde du romancier, sans doute, sa teinte si particulière. Disons que l’univers de Carey déborde ; Alva & Irva tient difficilement en place et l’avancée du récit semble contaminée par la folie des personnages.
La famille est toujours la meilleure des machines à broyer les individus : perte du père, difficulté à assumer un double pour les jumelles constamment égarées entre attirance et répulsion (« Ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi nous nous tenions toujours par la main, marchant du même pas, comme si au lieu d’avoir deux pieds nous en avions quatre, tels les chevaux ou les tables. »), etc. Identités troubles et troubles de l’identité, les jumelles vivant à Entralla font rapidement basculer l’intégralité de la fiction du côté de leurs marges, et le lecteur avec.
Si de nombreux auteurs ont été convoqués lors de la sortie de L’Observatoire Carroll, Tolkien, Calvino, Peake, c’est certainement du dernier que Carey est le plus proche. Dans l’univers des deux écrivains, on trouve en effet cette même obsession du drame qu’est la mort de l’enfance. L’enfant voudrait rester petit pour toujours et le fossé se creuse progressivement. Le héros de la trilogie Gormenghast de Peake, Titus, jeune roi enfant, ne parvient pas à rejoindre l’âge adulte. De la même façon, Irva voudrait rester bloquée dans l’enfance, c’est pourquoi elle se veut la gardienne de la reproduction de la ville réalisée en pâte à modeler avec sa sœur. Autre point commun entre Peake et Carey, ils ont tous deux d’abord été connus comme illustrateurs. Enfin, on devine dans leurs deux mondes ce même esprit gothique et tordu qu’on pourrait attribuer à Tim Burton au cinéma.
La profonde originalité de la démarche de Carey tient également à la construction du roman. Le récit principal, proposé par Alva, fait en réalité office de guide de tourisme pour visiter la ville d’Entralla. Ainsi, on y trouve un plan de la cité, des reproductions photographiques de la copie en pâte à modeler réalisée par les deux sœurs mais aussi des intermèdes où certaines visites de monuments sont conseillées. Des réductions seront même accordées aux lecteurs sur présentation de l’ouvrage, dans certains commerces de la ville.
Alva & Irva se révèle un bien curieux cocktail, récit faussement désordonné où Carey est parvenu en réalité à mettre chaque élément à sa place. Assurément plus déconcertant que L’Observatoire au niveau de la construction, ce texte constitue une très belle leçon de liberté romanesque. Français, encore un effort ?
Alva & Irva
Edward Carey
Traduit de l’anglais
par Muriel Goldrajch
Phébus
256 pages, 19,50 €
Domaine étranger Visite guidée
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Benoît Broyart
Bien curieux objet littéraire que ce pont jeté entre névrose et fantaisie. Un deuxième coup de maître pour Edward Carey.
Un livre
Visite guidée
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.