Celui qui s’engage aux côtés du chercheur de traces doit renoncer à effectuer un voyage d’agrément. Émise par l’auteur de Être sans destin, Le Refus ou Un autre -prix Nobel de littérature en 2002-, l’invitation ne saurait comporter la moindre ambiguïté : il s’agit une fois de plus d’approcher la lancinante question du mal et de son inscription dans les êtres, de tremper sa plume dans le noir d’encre de l’âme humaine. Le récit, magnifique et douloureux, prend ici la forme d’une parabole, mais délestée de toute velléité d’instruire ou de rassurer ; nulle situation historique, pas de repère géographique précis (on se représente une Mitteleuropa aux plaies toujours visibles), pas même de rôles sociaux identifiables. Le lecteur s’immerge dans cette oeuvre magistrale, contraint à se défaire de son désir d’identifier, de comprendre. Il suit un « envoyé », un homme accompagné de son épouse, chargé par on ne sait qui d’effectuer une enquête dont on ignore la véritable nature : il doit –avant « l’effacement des traces » par « l’adversaire »– retourner sur des lieux où quelque chose s’est produit, dont la seule évocation terrifie le dénommé « Hermann », son « collègue », qui a cru bon de l’inviter. À ce dernier qui s’ouvre à lui de ses tourments, l’émissaire répond avec cruauté : « De quoi se nourrirait notre angoisse perpétuelle si chacun d’entre nous n’avait pas l’impression de prendre part au mal universel ? » On pense souvent au Joseph K de Franz Kafka, confronté lui aussi à la tragique opacité du monde ; ou à Gustav Anias Horn, personnage de Hans Henny Jahnn, ballotté sur un Navire de bois renfermant une mystérieuse et dangereuse cargaison dans ses profondeurs labyrinthiques. Chez Kertész, comme chez Kafka, l’humour ouvre parfois d’étroites fenêtres dans la noirceur du réel : « Que cherchez-vous, pour l’amour du ciel ? » demande anxieusement Hermann. « – Mon parapluie, dit l’hôte » sur le point de s’en aller. L’oeil visionnaire ou halluciné de l’émissaire et les éclairages fragmentaires consentis par un narrateur extérieur au récit constituent un mode d’élucidation chaotique qui soumet le lecteur à rude épreuve. Le monde est une mise en scène savante et trompeuse qu’il s’agit de déconstruire pour faire surgir « les traces » ; plongé « dans le bain révélateur » du regard, il abandonne ses artifices : l’apparente éternité des choses « disparaissait, dévoilant le caractère éphémère, le hasard et l’absurdité de leur présence. » Chaque signe, chaque fantôme qui surgit sur le chemin de l’émissaire renvoie à cette catastrophe ancienne qu’on soupçonne sans être jamais autorisé à la nommer. Il y a bien « une cheminée refroidie, noircie de fumée », un portail en fer forgé au milieu du paysage « à la limite entre la terre et le néant », mais il semble trop petit, pas suffisamment ouvragé, et même l’inscription en allemand qui le surplombe n’est pas celle attendue. Et l’ensemble est devenu « l’attraction touristique du coin ». Plus tard, installé à la terrasse d’un café sur une place bondée, l’émissaire apercevra le visage d’Albrecht Dürer : épousant alors le regard de l’artiste, il va substituer à la placide et trompeuse comédie des comportements sociaux, la vérité apocalyptique qu’ils recèlent. Mais l’intermède est fugace, comme les taches de couleur qui dansent devant l’oeil frappé par un éclat de soleil. Alors le mensonge peut reprendre son cours ; l’enquêteur reste seul avec le souvenir de sa lucidité : « son savoir était vain, sa vérité impartageable. »
Jean Laurenti
LE CHERCHEUR DE TRACES
Imre Kertész
Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba
Actes Sud, 118 pages, 13 €
Domaine étranger Être en chemin
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Jean Laurenti
Sur les lieux d’une tragédie jamais nommée, Imre Kertész suit l’enquête d’un émissaire qui lutte jusqu’aux limites de la folie pour que la vérité du mal triomphe de l’oubli.
Un livre
Être en chemin
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.