Ce qui motive Annika Thor dans Une île trop loin, c’est l’intime, ce qui dedans remue Steffi, douze ans, l’aînée de deux jeunes sœurs juives réfugiées en Suède à la fin des années trente et séparées de leurs parents retenus en Autriche. Plutôt que de privilégier l’intrigue, l’auteur fait jouer les modalités narratives, réduisant la dimension socio-politique à une toile de fond pour mieux mettre en avant ses personnages.
Roman de la séparation et de la perte, ce texte fait alterner deux voix : celles de l’auteur et de Steffi. Superpositions, calques, glissements d’une voix à l’autre permettent un jeu subtil d’échos mais aussi des bifurcations et d’imprévisibles voies de traverse (comme l’échange des rares lettres entre Steffi et ses parents) pour tirer vers le présent des bribes du passé. Pour Annika Thor, des figures comme l’allégorie, les métaphores ou encore le parallélisme permettent de dire les émotions, les ressentis des personnages. Un accent élégiaque s’impose (fuite du temps, rupture, deuil, plainte, chant du regret) pour, in fine, aboutir à un texte clair, limpide, d’une grande lisibilité et jamais pathétique. L’atmosphère parfois pesante évoque celle des films d’Ingmar Bergman, lorsque Steffi et Marta, « une femme maigre au visage sévère » chez qui la jeune fille est hébergée, se réfugient dans de longs intervalles de silence, unique voie de passage, où les corps désincarnés ne sont plus qu’un regard, une émotion, un cri, un chuchotement. « Tante Marta ne pose aucune question, ne raconte jamais rien. (…) Nous sommes deux sourdes-muettes, se dit-elle. Deux sourdes-muettes enfermées chacune dans sa langue. »
La souffrance de la perte impose parfois l’enfermement et le silence, mais c’est qu’il s’agit surtout ici de trouver le moyen d’en sortir. Comment à partir d’une séparation douloureuse et irréversible accepter de vivre pleinement la vie faite d’irrégularités et de changements, où les rêves et la réalité s’entrechoquent, comment accepter de perdre et de gagner. Gagner en puissance, grandir, voir les choses sous un autre angle. Sous ce nouvel éclairage, cette nouvelle lumière, le cours de la vie n’est pas seulement une lutte héroïque mais, aussi bien, un enchaînement d’événements simples et bouleversants, ainsi que l’observe un jour Steffi : « La maison du bout du monde est trop exposée au vent de la mer pour avoir un beau jardin planté mais entre les galets, près de l’eau, poussent des petites fleurs de différentes nuances de rouge. (…) Les fentes des rochers sont illuminées par la couleur violette des pensées sauvages. Une femelle eider se dirige vers l’eau, suivie de ses petits au duvet jaune. » Le monde devient peu à peu une matière plus sensible, lentement préhensile. Le roman est une loupe qui nous révèle à l’instant.
Une île trop loin d’Annika Thor est le récit d’un cheminement intérieur. Au bout du monde, les personnages se retrouvent détachés de leurs liens, sur une île au milieu de nulle part, et ils s’y attardent, se perdent dans leur propre insularité. Les courts chapitres marquent les étapes progressives vers l’acceptation de l’éloignement, de la séparation et aussi de l’amour d’autrui. Au bout du monde est un lieu où nous portent certaines phrases, et nous progressons de l’une à l’autre avec le sentiment d’avancer…
Jeunesse Cris et chuchotements
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Malika Person
Un livre
Cris et chuchotements
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.