L’œuvre d’Ambrose Bierce est d’un négoce salutaire. La prose émeutière de ce « vendeur d’invectives » ne paie aucun tribut à la flagornerie et à la mansuétude. Elle se rémunère sur la bête. « La littérature -je ne parle pas du journalisme- est un art ; elle n’est pas une sorte de bienveillance », écrivit Ambrose Bierce. On aurait pourtant tort d’adhérer aveuglément à ce précepte. « Mettez un principe dans l’oreille d’un idiot, il réapparaîtra dans sa bouche sous la forme d’un préjugé ». C’est donc avec prudence que l’on se placera sous le feu ardent du florilège de Mauvaises pensées recueillies et traduites par Alain Blanc. Extraits du Dictionnaire du diable (1906), de lettres, articles et « autres récits noirs », ces brillants éclats de lucidité et de cynisme constituent l’indispensable bréviaire du misanthrope. Il y a, dans ces pages délectables, davantage de munitions qu’il n’en faut pour poinçonner avec rage son prochain. En amorce à cette pétarade, le choix de définitions publiées ou inédites issues du Dictionnaire du diable constitue un bref abécédaire aux vertus initiatiques. De cet aide-mémoire à l’usage des querelleurs, on retiendra quelques définitions : « Applaudissement : écho d’une platitude à la bouche d’un imbécil » ; « Révolution : explosion des chaudières qui se produit d’ordinaire lorsque la soupape du débat public est bouchée » ; « Vie : condiment spirituel qui protège le corps de la décomposition »… Après cet alphabet satirique, de judicieux fragments de la pensée acérée d’Ambrose Bierce (« Du côté des armes », « Du côté d’une rumination sans illusions », etc.) consolident ce front de résistance à la bêtise, cimenté par ce verdict : « La nature humaine est pire que ce que tout un chacun imagine ».
Né en 1842 à Meigs County dans l’Ohio, dernier de dix enfants, Ambrose Gwinnet Bierce était, selon son traducteur Alain Blanc, un « moderne Chamfort du sarcasme à l’Américaine ». Près d’un siècle après sa disparition mystérieuse, sans doute en 1914 au Mexique où il souhaitait rejoindre Pancho Villa, sa littérature demeure tout aussi incandescente que son existence chahutée. Engagé volontaire durant la guerre de Sécession, douanier dans l’Alabama ou encore chercheur d’or, Ambrose Bierce découvrit le journalisme à San Francisco. D’emblée, le polémiste, virtuose de l’aphorisme assassin, porta la plume dans la plaie, et par précaution le revolver dans la poche de son veston. Redouté, affublé de surnoms honorant ses vindictes, « Tout-puissant Dieu Bierce » ou « Bierce l’amer », ce spadassin collabora durant vingt ans avec William Randolph Hearst, le propriétaire de L’Examiner qui inspira Citizen Kane à Orson Welles. Besognant pour diverses publications, Ambrose Bierce ne consentit jamais à adoucir ses charges contre la corruption, le racisme, la religion, la prétention… « Je ne suis pas un poète, je suis un houspilleur ». Dans sa préface au Dictionnaire du diable (Rivages 1989, Voix d’encre 1999), cet intransigeant avait d’ailleurs tenté de se prémunir de tout malentendu en précisant écrire pour les « âmes éclairées qui préfèrent les vins secs aux vins doux, le bon sens au sentiment, l’humour à l’humeur et un anglais correct à l’argot ».
Publiée aujourd’hui, cette anthologie de Mauvaises pensées est une invitation à renoncer définitivement à fréquenter ses semblables ailleurs que dans les cimetières.
Mauvaises pensées
Ambrose Bierce
Traduit de l’anglais (États-Unis)
et présenté par Alain Blanc
Le Cherche midi
208 pages, 14,50 €
Histoire littéraire Bierce l’amer
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Pascal Paillardet
Un bouquet de "Mauvaises pensées" permet de s’initier à la virulence de l’auteur du "Dictionnaire du diable". Un aide-mémoire à l’usage des querelleurs.
Bierce l’amer
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.