Tout tombe« , la science nous l’enseigne. Mais il en est certains qui tombent plus que d’autres, ou qui du moins tombent pour tomber : génies ignorés des annales, pionniers de l’art pondéraire, non pas agités par l’orgueil ou le goût de la performance, mais mus par le simple désir d’éprouver ce que c’est que sauter et chuter. À travers ce bref hommage, Pierre Senges ressuscite ces hommes d’aplomb »fragiles« et entêtés qui ont fait »de la physique à pieds joints« au gré de dispositifs délicats et de machines malicieuses. C’est la variété des tentatives qui fascine, leur diversité sociale, leur dissémination géographique : des falaises du mont Athos à la foire de Roscoff, en passant par le troisième étage de la tour Eiffel, s’obstinent à sauter un vieux maçon, tel scolasticien, ou encore la jeune et légère Louise Purcell, qui »ne dépasse pas les cinquante-cinq kilos« et »prend un malin plaisir à prouver que le poids ne fait rien à l’affaire et que la gravité, la perfection de son trajet en chute libre, rendent son impact tout aussi sonore et ferme que celui d’un homme muni d’une ceinture de plomb« !
Pierre Senges présente ses Essais fragiles d’aplomb comme un »opuscule mineur« ; la loi du genre - »sauts et gambades« , comme disait Montaigne ?- interdisant de conceptualiser ou de systématiser abusivement, peut-être s’agit-il simplement de faire l’esquisse de ces êtres singuliers, fictifs ou avérés, attendrissants à force d’étrange ardeur et de bricolage. On finit même par regretter l’inévitable dépérissement des entreprises verticales : 1913, et voilà l’horizontale des champs de bataille, le monde bientôt réduit au plan noir de la guerre. Mais une tendre référence à Pascal, qu’on pourrait consoler »une main sur l’épaule" de son tourment devant l’infini, nous entraîne vers une autre chute. Les terriens que nous sommes ne cherchent-ils pas, par le truchement de quelques excentriques, à toucher terre, à la rejoindre ? Précieuse métaphysique matérialiste.
Essais fragiles d’aplomb
Pierre Senges
Verticales
159 pages, 8,50 €
Domaine français Grâce de la pesanteur
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Gilles Magniont
Un livre
Grâce de la pesanteur
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.