La réalité n’est qu’une hypothèse, rassurante mais erronée. « Il n’y a rien de pire que de se fier aux apparences. On peut bâtir des affirmations dessus, mais seulement après avoir admis à l’avance leur caractère complètement arbitraire. » Écrivain russe, Gaïto Gazdanov réfute la présomption d’existence. Assaillis par une obscure tristesse, ses personnages soupçonnent la possibilité d’un autre monde, perçu lors de brèves intuitions. Étranger à lui-même, intrigué par les incohérences de sa destinée, le héros de son roman Le Retour du Bouddha éprouve ce pressentiment jusqu’au vertige. « Dès que je restais seul, j’étais aussitôt pris dans le mouvement confus d’un vaste monde imaginaire qui m’entraînait irrésistiblement avec lui. »
Lors d’imprévisibles « débordements irrationnels », des « vécus en vrac » fantasmagoriques s’éveillent en lui, disloquent ses pensées, altèrent son imagination. Ces séismes intimes lui infligent des visions éprouvantes, des malaises physiques. Profitant de ces intermèdes, de cette incontrôlable rupture de la réalité, des êtres chimériques, issus d’un passé oublié ou du néant, s’insinuent dans son existence, jusqu’à le soustraire au réel. « Parfois, je commençais à croire que j’étais proche de la victoire et du jour où toutes mes visions pénibles disparaîtraient, sans même laisser un souvenir net. »
Conçu autour d’une intrigue policière succincte -le narrateur est accusé du meurtre d’un mendiant devenu fortuné après l’aubaine d’un héritage- Le Retour du Bouddha est le récit d’une hasardeuse confrontation entre l’abstrait et le réel, d’une recherche « aussi opiniâtre qu’infructueuse d’une justification de la vie ». Né à Saint-Pétersbourg en 1903, « Russe blanc » réfugié en France en 1923, après avoir combattu la Révolution d’octobre 1917 au sein de l’Armée blanche, Gaïto Gazdanov, disparu à Munich en 1971, installe son roman dans les bas-fonds du Paris des années 1930 -période durant laquelle il écrivit quatre de ses neuf romans1. Refuge des trimards et des prostituées, des déshérités qui s’enivrent d’alcool et de philosophie, ce Paris des noctambules est la cité d’accueil des exilés russes, grands-ducs déchus paradant sur le trottoir comme sur un trône, ou ouvriers désargentés luttant pour la survie. Chauffeur de taxi de 1928 à 1952, Gaïto Gazdanov fréquenta le dénuement de ses compatriotes.
Achevé en 1941, publié en 1991 aux éditions Viviane Hamy et aujourd’hui réédité, Chemins nocturnes retrace son itinéraire dans le Paris des déracinés. « En cessant d’être uniquement russe, sans pour autant devenir français, Gazdanov réussit ce tour de force extraordinaire et non exempt de danger : « être un écrivain français de langue russe » ; cela frôle la folie et sa prose en restera toujours plus ou moins marquée », écrit Elena Balzamo, auteur de la préface et de la traduction des Chemins nocturnes. Des chemins de zigzags qui dessinent un parcours d’approche inédit de l’existence.
GaÎto Gazdanov
Le Retour du bouddha
Traduit du russe
par Chantal Le Brun Kéris
188 pages, 18,15 euros
Chemins nocturnes
Traduit du russe
par Elena Balzamo
Éditions Viviane Hamy
265 pages, 9 euros
1À lire Éveils, roman paru en 1998 également chez Viviane Hamy.
Domaine étranger D’un monde à l’autre
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Pascal Paillardet
Dans deux romans, l’écrivain russe Gaïto Gazdanov, disparu en 1971, s’interroge sur les déchirures de l’exil et les impostures du réel. Présomption d’existence.
Des livres
D’un monde à l’autre
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.