Les grands hommes excitent l’imagination. À en croire les bibliographies kilométriques d’un Malraux -on fera l’impasse sur Jeanne d’Arc et Napoléon-, la vie mythographiée de seconde main constitue un genre prisé, aisément placé chez les éditeurs qui trouvent à les vendre en quantités. Les aberrations sont communes. Partant, il est plus réconfortant de s’enfoncer dans les aventures de nos héros favoris, fussent-elles inauthentiques puisque la règle de véracité ne leur est pas appliquée, à plus forte raison s’ils ont eu pour mission de faire éclater le principe de réalité. Jules Verne est mort mais nous reste l’envie de lire un jour la suite du Château des Carpathes. Par ailleurs, certaines créatures de fiction étaient si bien ficelées qu’elles ont pris encrage dans nos imaginations et resurgissent par le fait d’une volonté populaire supérieure dans le champ des nouveautés. Ces êtres de papier ont acquis une vie autonome en même temps que le statut de figures. Fantômas pourrait apparaître ici ou là sans crier gare -Didier Blonde lui a presque rendu le souffle dans Faire le mort (Gallimard, 2001)-, de même Arsène Lupin et Rocambole lorsqu’ils seront lassés de leurs tristes avatars produits en images animées. Les personnalités de Sherlock Holmes et du bon docteur Watson, celles de Jeckyll et de son double Hyde sont elles aussi de nature à s’attirer des clones.
Le spécialiste de Stevenson et de Dickens, Jean-Pierre Naugrette ne dira pas le contraire qui livre avec Les Hommes de cire un épisode délectable des aventures du duo britannique Holmes-Watson. On hésite à qualifier cette aventure-là de posthume car elle se conforme parfaitement au souvenir de nos lectures. Démiurge inspiré, Naugrette s’est fait plaisir, c’est notable, sans que son récit en souffre. Nul anachronisme, pas d’erreur de casting, décors adaptés, point de faute de goût. Sa parfaite connaissance de l’Angleterre victorienne l’a servi tout comme sa fréquentation assidue de l’oeuvre de Stevenson.
Roman de crimes et de suspense teinté d’une touche fantastique dont Le Golem porte l’empreinte, Les Hommes de cire débute par l’assassinat d’Utterson dont on sait qu’il n’était pas pour rien dans la chute de Hyde. À défaut de le pousser au crime, c’est lui, Utterson le limier, qui l’avait poursuivi à travers les pages du premier roman de Naugrette, Le Crime étrange de M. Hyde (Actes Sud Babel, 1998) marqué, déjà, par le charme turpide des berges brumeuses de la Tamise. Brumeuses et opiacées. Le nouveau chapitre de ces faramineuses aventures de la bande Hyde-Holmes se déroule entre Londres et Goa en passant par Grenoble. Nous écrivons « la bande » puisque Naugrette livre ici cette information inédite : Jeckyll et Holmes étaient des copains de collège. Ainsi, s’il respecte les topoï de cette littérature d’importation, Naugrette est capable de sortir le récit de ses gonds en y immergeant un vaisseau fantôme à l’ancienne et en formulant un projet génétique tout à fait monstrueux : un maléfique a entrepris la transformation du singe en homme afin de remplacer définitivement ce dernier. Campagne terrible, si l’on y songe, mais très en retard sur le formatage de nos cervelles entrepris « pour de vrai ».
N’allons pas n’imaginer que J.-P. Naugrette nous livre un ersatz de déjà-vu. Lorsqu’il s’y met, il fait des étincelles. À deux reprises, ses pages s’avèrent stupéfiantes. Ici, c’est le parcours fluvial d’un cadavre et l’irruption flamboyante d’un cormoran admirable -une réserve néanmoins : l’oiseau semble savoir lire… du reste, nous n’avons rien contre l’éducation des oiseaux- et là, cette construction mémorable d’un Labyrinthe des labyrinthes, dédale en trois dimensions où Sherlock Holmes se perd. Le charme particulier de cette littérature d’aventures mystérieuses est indéniable. Le lecteur des Hommes de cire s’y coule comme dans une douillette robe de chambre, imagine un bon verre à portée de sa main, s’illusionne peut-être, perçoit enfin le « sourire » bienveillant de l’auteur.
Les Hommes de cire
Jean-Pierre Naugrette
Climats
205 pages, 15,50 euros
Domaine français Hyde et les singes
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Éric Dussert
Spécialiste de Stevenson, Jean-Pierre Naugrette ressuscite Sherlock Holmes et Mister Hyde dans un roman d’aventure et de mystère à la fois traditionnel et dévergondé.
Un livre
Hyde et les singes
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.