C’est un beau roman, c’est une belle histoire.« Le dernier roman du londonien Paul Bailey, 64 ans, pousse irrésistiblement au fredon. Une femme rencontre un homme dans un jardin public. Coup de foudre. Ils ont quarante ans. Kitty est anglaise, elle travaille dans l’édition. Virgil est roumain. Poète en fuite et muni d’un mariage blanc, il ramasse les papiers sales dans Green Park.
Trop sentimentales et doucereuses, les premières pages agacent, la rengaine est prégnante. Pourtant, au détour d’une phrase, on pressent qu’il faut pousser plus loin. Le règne des Ceausescu approche de sa fin. Le passé, ce dragon dissimulé au fond du tunnel de la mémoire, rattrape les amants. On s’attache à ces deux personnages en apparence trop lisses et trop courtois. On voudrait parfois les entendre hurler, mais leur désespoir reste prisonnier du phrasé exagérément policé de Paul Bailey. Une langue expurgée de ses aspérités, contrainte, à l’image d’une certaine société britannique qui boit encore son thé en s’adressant de petits hochements de tête.
Virgil attend la nuit pour chuchoter ses secrets. Kitty recueille patiemment ses confidences, ses aveux, plonge à son tour dans le trou noir. Le roman fonctionne comme un collage, par petites vignettes de souvenirs intercalées entre les dialogues, mises entre parenthèses du récit et du quotidien. À travers ces digressions deux pays se dessinent. Deux traversées du siècle. L’empire britannique. Une famille de femmes abandonnées, un grand-père qui s’est suicidé aux Indes, un père parti jouer les top-models en Amérique. Les sauces à la menthe et les daturas en fleurs. La dictature roumaine. Une mère pieuse et anxieuse, hantée par de vieilles légendes. Un père qui prétend descendre de Trajan, »roumain romain« courbé devant le pouvoir, ancien bourreau antisémite, dont le fils renégat s’est évadé en traversant le Danube à la nage. Deux passifs, deux univers se répondent. Celui des femmes, matriciel et bienfaisant, et celui, masculin, des lâches et des monstres. Deux cultures aussi. Kitty, qui ne connaît que les livres, découvre un monde retenu au bord du gouffre par la seule grâce des voix qui le portent. Virgil lui récite des poèmes, raconte les histoires, les antiques superstitions héritées de sa mère, leur sombre poésie muselée par la solitaire fidélité du père au rationalisme communiste. »Les histoires exigeaient d’être racontées. Elles étaient mon curieux héritage, que je devais transmettre.« Fragments épars d’une culture retranchée sous les coiffes des vieilles femmes. »Il n’y a pas eu de livres en Roumanie pendant des siècles. (Il n’y a pas eu de Roumanie pendant des siècles.) Nos poètes avaient des langues mais pas de langue. Leurs mots erraient de bouche à oreille et le temple, le sanctuaire de la page imprimée était aussi éloigné d’eux que les étoiles qu’ils glorifiaient. Leurs noms ne sont pas passés à la postérité. Leurs noms sont restés obscurs."
Rien de révolutionnaire dans ce roman sensible et fin, mélodieux. On reste pourtant séduit par ce beau personnage de poète déchiré, obscur lui aussi, rongé par la culpabilité. Celle d’être né homme et fils de bourreau. Celle d’avoir dû fuir en abandonnant derrière lui trop de fantômes. Celle, enfin, de ne pas avoir, comme le recommandait sa mère, brisé le carreau de la fenêtre pour libérer l’âme des morts. Et celle aussi, des survivants.
Paul Bailey
Kitty et Virgil
Traduit de l’anglais
par Sylviane Lamoine
Pension Jérusalem
Traduit de l’anglais
par Michel Courtois-Fourcy
Le Serpent à Plumes
368 et 272 pages, 135 et 39 FF
Domaine étranger Est-Ouest
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Anne Riera
Huitième roman de Paul Bailey, récompensé en Angleterre par le prix Somerset Maugham pour Pension Jérusalem, réédité en poche.
Des livres
Est-Ouest
Par
Anne Riera
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.