Je suis un mur. Je suis façade, je suis immeuble. Quelques blocs de pierres ajustées, du ciment, du crépi.« Ainsi commence le monologue d’Antoine, un homme qui a choisi de devenir mur. Et de revendiquer toute l’importance de sa fonction : »Je suis le mur, je fais corps avec lui et je le fais bien, c’est là mon rôle, ma charge, j’aime le travail fait dans les règles, ne laissant rien au hasard, j’aime être dans ma fonction au-dessus de tout reproche, sans tache. Je suis comme une poutre, une charpente, un mur porteur. Je suis un de ces fers empêchant les écarts, l’affaissement progressif. Je suis témoin, plaque de ciment, que l’on vient observer, surveiller, avec une date, un jour, un mois, un an.«
Bien sûr l’image du mendiant, du clochard est là, omniprésente, avec toute sa déchéance, sa misère, mais la force du texte d’Emmanuel Darley, c’est de nous donner à entendre celui qui arrête tout, devient immobile et se confronte à la mort, au deuil, à la perte. L’homme cherche à disparaître, devenir invisible, »être celui qui n’attend rien, qu’on a posé là pour longtemps et qui se contente de ça« . Toute sa vie défile, par petits bouts, obsessionnels. Dans ce récit, Antoine nous livre des bribes de son emploi du temps minutieux de mur, mais aussi les »résidus d’avant« , les souvenirs, l’enfance, le père garde-barrière, cette barrière qui déjà empêche l’accès au monde. Puis sa fuite pour parcourir les routes d’où il ramène tout un cortège d’enfants, »toute une bande, des éclopés, des aveugles, des muets, des nains et des difformes venus d’on ne sait quoi… des va-nu-pieds mais souriants, souriants avec ça, prêt à tout pour me suivre, pour enfin voir l’orée, là-bas« . Il raconte comment la lassitude l’a envahi, peut-être à cause du temps »coulé« . Il raconte surtout sa sœur-momie, morte depuis longtemps et qu’il veille dans son lit car il ne peut se résoudre à sa mort. »Je préfère l’avoir près de moi, rassurante, je vais la voir, la consoler, je m’accroupis près d’elle, je me penche tout contre elle, je lui parle, je lui dis mes journées…« . Et quand les services sociaux emportent son cadavre, Antoine part à la recherche d’un autre mur…
La langue d’Emmanuel Darley à la fois précise et décalée, amène l’étrange et produit tout un flot d’images. Cette langue raconte tout en gardant la part d’obscur, de mystère, d’invisible. Et c’est en cela qu’elle nous interroge, il y a toujours un secret à percer… Elle nous parle dans notre chair, jusque dans l’ouverture d’une boîte aux lettres : »J’ai une boîte aux lettres comme les autres, avec une clef pour l’ouvrir, parfois je l’ouvre mais c’est sans crainte, des réclames, en veux-tu, en voilà. De la viande sanguinolente, bien présentée. Rien à lire. Du vent, pas d’avantage« Cette viande sanguinolente de prospectus, c’est comme une image de nous-même ; la chair s’abîme, l’homme se vide, l’ombre grandit.
La pièce d’Emmanuel Darley est grave mais jamais noire. Antoine confie : »Je reste immobile, debout, droit sur mes jambes, là où je pourrais, s’il le fallait, être à genoux, à genoux sur le sol, à prier, à mendier. C’est un choix". Une belle métaphore de tout le dérisoire et pourtant de la beauté de notre humanité.
Cet écrivain de 37 ans a déjà publié deux romans, Des petits Garçons (P.O.L), et Un Gâchis (Verdier), une première pièce Badier Grégoire (Théâtre Ouvert). Pas Bouger (Domens) et Plus d’école, une pièce pour enfants ont été mises en scène par Jean-Marc Bourg.
Une ombre
Emmanuel Darley
Théâtre Ouvert
46 pages, 60 FF
Théâtre Un homme façade
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Laurence Cazaux
Une ombre, une pièce grave et belle sur un homme qui devient mur pour faire face à la mort. Emmanuel Darley nous immobilise, debouts.
Un livre
Un homme façade
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.