Dans un passé pas si lointain que ça -mais pas tout récent non plus- à une époque où gens d’esprit et bons vivants abondaient à Starogod, une aimable compagnie d’individus du sexe masculin et d’âges divers, chassée de la rue par un froid des plus vifs, se réfugia dans la réserve d’un petit magasin de fruits et légumes, un bâtiment qui se souvenait d’avoir abrité le corps de garde de la ville sur la grand-route de Saint-Pétersbourg, avant l’avènement du matérialisme historique.« Ce préambule donne une juste idée du premier roman traduit en français de Piotr Alechkovski (né en 1957) : un savant et savoureux mélange de fable et de référence aux réalités les plus prosaïques de la Russie contemporaine, le tout généreusement saupoudré de réalisme magique.
Daniil, dit »le Putois« , est né d’un père inconnu et de deux marâtres : sa propre mère -une Marie couche toi là qui en remontrerait de surcroît à Charles Bukowski et au capitaine Haddock réunis en matière de pochardise- et la nature, qui s’inspira en son cas visiblement davantage de Quasimodo que d’Apollon : »Avec le temps, son buste s’allongea ; mais, à cause de ses jambes mal conformées, le gamin semblait trapu, et paraissait crapahuter comme un petit animal. Sa face aplatie -pour ne pas dire son museau obtus-, sa bouche tordue, ses yeux brillants et fureteurs, ses minuscules oreilles décollées justifiaient à merveille son sobriquet… « Ceci n’empêche nullement notre improbable héros de s’affronter aux principaux problèmes de son pays. Le regain spirituel ? Daniil entre en lévitation sur un bloc de pierre auquel les bigotes du coin prêtent des vertus miraculeuses. La criminalité ? Daniil balance un petit voyou du haut d’un toit, en expédie deux autres derrière les barreaux et massacre un malfrat plus âgé à coups de tabouret. Le capitalisme ? Daniil revend quatre cents roubles une veste qui en a coûté trois cents et gagne ainsi son indépendance. L’écologie ? Daniil se réapproprie les immenses étendues du grand nord russe en jouant les Robinson des glaces. L’œcuménisme ? Daniil assiste à un débat où un certain pope tient des propos peu orhodoxes, si l’on ose dire : »Pierre est la pierre sur laquelle le Christ a édifié son Église, cela signifie que seule Rome est le véritable centre de la chrétienté. Après quoi, vous dites : le peuple, l’histoire… des mots tout ça. Serons-nous d’authentiques catholiques ou ne serons-nous pas chrétiens du tout ?«
Vaste programme -qui évoque tant les douze travaux d’Hercule que les sept plaies d’Égypte- au terme duquel le personnage principal paraît enfin s’engager sur le chemin de la sérénité auprès d’un moine-ermite, lequel lui enseigne au passage que les voies du management ne sont guère moins impénétrables que celles du Seigneur ! Mais, en une ultime pirouette, l’auteur marque sa préférence pour les anti-romans d’apprentissage au détriment des paraboles : le Putois retourne faire son trou parmi les hommes ( »Il rosse à l’occasion sa bobonne, déjà grosse de ses œuvres, et menace de temps à autre de la plaquer pour se faire garde forestier. C’est mieux payé.« ) Ce livre serait-il l’énième illustration de l’insondable »mystère de l’âme slave", pour reprendre l’expression de Valéry Giscard d’Estaing ? Un signe supplémentaire en tout cas de l’actuel renouveau de la prose russe.
Le Putois
Piotr Alechkovski
Traduit du russe
par Christophe Glogowski
Fayard
290 pages 120 FF
Domaine étranger L’art et la tanière
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Eric Naulleau
À travers les pérégrinations de son personnage contrefait, Piotr Alechkovski fait le portrait d’un pays au bord de la crise de foi.
Un livre
L’art et la tanière
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.