Assis à un stand, sous une allée de platanes d’une ville du littoral méditerranéen, Jerome Charyn, assez distant, condescendant, dédicaçait ses ouvrages tout en répondant laborieusement aux questions d’un journaliste. La vente-dédicace était un joyeux foutoir. Une caissière s’approcha de l’auteur et lui intima l’ordre de lever le bras avant toute signature afin de pouvoir encaisser le prix de l’ouvrage. Et tout à coup, Charyn se transforma, s’agitant, faisant des gestes hypertrophiés, sémaphoriques. Acteur burlesque, clown, enfant, l’auteur venait de retrouver son élément. En une fraction de secondes, il fit émerger sur l’esplanade une culture du non-sens, une fantaisie d’Europe centrale, cette fête juive pour contrer les pogroms, oublier le dénuement, atteindre le merveilleux. Le merveilleux, l’épique, le picaresque, le tragi-comique, c’est ce que ce professeur d’esthétique du cinéma et de littérature policière bride ou débride depuis maintenant une trentaine de romans, essais, livres pour enfants, bandes dessinées et la publication de Once Upon a droshky en 1964.
Yankel est un ex-acteur du théâtre yiddish new-yorkais. Lui et quelques somptueuses figures : Tillie, l’ex-reine de beauté, Mendel, l’ex-vendeur, Benya la Torche, l’ex-truand, Morris, l’ex-violoniste sont expulsés d’un immeuble borgne où ils avaient leurs aises depuis des temps immémoriaux. A l’origine de l’expulsion, un membre de la communauté : Farbstein, promoteur ripou aidé par l’avocat Irving qui se présente à la députation et qui n’est autre que le propre fils de Yankel. Les expulsés, diaspora disséminée, se retrouvent dans une cafétéria, lieu du sacré, du burlesque, de la palpitation fraternelle et bien sûr de la nostalgie. Un des membres du groupe est en prison, comment le faire sortir alors que le monde vous oppresse, malfrats, politiciens véreux, policiers gèrent le quartier main dans la main. Comme dans la plupart des livres de Charyn, un événement trouble l’harmonie du groupe et fait refluer le passé, le bon vieux temps conjugué au yiddish composé. L’unité est disloquée, la zizanie installée, le doute et la trahison aussi. Pour retrouver l’unité, Yankel doit revenir vers Pincus, le nain, son pygmalion avec qui il est fâché depuis vingt-cinq ans.
Les personnages sont toujours chez Charyn des anti-héros, truculents, monstrueux. Ici des vieillards et un nain. Les anti-héros vivent dans des bas-fonds sordides d’où émerge une dimension fantastique. Ils croisent des animaux bizarres, répugnants, insectes, cafards, poissons d’argent. Face à ce sous-monde, l’ordre établi se révèle clinquant, impitoyable, omnipotent. Yankel se retrouve seul contre tous. Charyn prend un malin plaisir à faire morfler ses héros, histoire peut-être de les purifier et d’exacerber leurs qualités morales. La singularité de ce premier roman est de mettre en miroir l’ancien monde du théâtre yiddish, ses stars, ses mises en scènes, ses succès et la comédie humaine grouillante que forment les habitués de la cafétéria. Le génie de Charyn est basé sur le souffle épique qu’il projette sur ses personnages. Ils deviennent quasiment mythiques, art alchimique de l’écriture qui transforme la boue en or. Le golem de Charyn est un pauvre hère, mais c’est un mentsch, un être infiniment, monstrueusement humain. « Que Tourgueniev raconte sa vie tout seul ! Pouchkine ? Lermontov ? Je les désavoue tous ! »
Jerome Charyn
Il était une fois un droshky
Traduit de l’anglais
par Marie-Pierre Bay
Folio
267 pages, 35 FF
Poches Mangeclous à New York
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Dominique Aussenac
Réédition du premier roman de Jerome Charyn, livrant déjà l’essentiel de sa cosmogonie : les clowns sacrés yiddishs. Monstrueusement humain.
Un livre
Mangeclous à New York
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.