Plus que jamais peut-être, le théâtre de Valère Novarina pose le problème de sa publication en livre. Le lire est ardu, non pour la langue inusitée et monstrueuse de l’auteur mais parce que bon nombre de répliques jouent de l’ambiguïté. On connaît la voix plaintive d’André Marcon dans Le Discours aux animaux. Dressé par une langue qui le constitue autant qu’elle crée le monde, l’acteur est seul face au néant et face à Dieu. Avec L’Opérette imaginaire, il semble que Valère Novarina a pris de la distance vis-à-vis de ses personnages. Leurs voix ont beau élever leurs plaintes (« Ô ma mort, retire ton cadavre de moi-même ! » lance La Dame Autocéphale), leurs interventions sur la scène sont comiques. D’où l’ambiguïté de certaines paroles.
Cependant L’Opérette imaginaire fait entendre des chansons d’opérette gratinées. On pense à Boris Vian et surtout à Alfred Jarry. Les vers de mirliton, « les rimes à deux dos », le parler titi de Paname s’enchaînent en un tourbillon quasi cacophonique de chansons. Citons pour faire bonne bouche : « Chanson d’ma bobine, chantée par Jojo d’la boîte à ficelle. », « Relevailles, chanson mortelle, par un Ex », « Chanson sans frein chantée sans but et sans couplet ». Les paroles sont à l’image des titres et l’on imagine assez bien des clowns se livrant à l’improvisation des rimes, obligés d’inventer des mots nouveaux, d’en élider certains pour que la rime et le rythme s’abouchent. Le langage parfois est pris au mot comme dans la chanson d’amour que se roucoulent La Dame Autocéphale et Le Valet de Carreau : « T’as une main qu’est extraordinaire/ T’en as même deux au fond ça m’étonne pas/ Généralement tous les hommes/ Ont la paire/ J’t’en demanderai qu’une/ Quand on nous mariera ». Dans le glissement sémantique, on se demande si « la paire » qui caractérise « généralement tous les hommes » est bien celle à laquelle il est fait référence…
Ce double jeu (entre comique et tragique, entre dit et non-dit), trouve sa pleine expression dans l’aparté. Novarina y excelle. Tout le début du deuxième acte est un exercice hilarant brodé sur le canevas des grands anciens, de Marivaux à Tchekhov en passant par Racine. Les répliques des personnages sont construites sur les squelettes des tragédies ou des comédies qui font l’histoire du théâtre. A celles-ci, Novarina ajoute des apartés qui en désamorcent le sérieux déjà mis à mal par le travestissement de la langue. Ainsi au « Va, je ne te hais point » marivaldien, Novarina substitue dans la bouche d’Adraste un « Va, je ne t’en veux point d’accabler mon pardon d’un vain semblant d’accalmie. (C’est superficiel, très-très superficiel !) »
Plus loin, dans l’acte III, ce sont les textes mythiques qui sont ainsi mis à mal, jusqu’à pousser la « Chanson d’Œdipe, chantée sans complexe ». La Dame Pantagonique chantonne une ritournelle qui se termine « en yodl néantique » et L’Infini Romancier aligne ses accumulations de personnages.
Difficile de ne pas se retrouver déraciné par cet ouragan de paroles qui s’abat sur nous. Nous étions pourtant prévenus par Le E Muet, dès l’ouverture de la pièce : « Public d’opérette, demeurez attentif ! ». Lorsque la pièce s’achève sur un linceul et par le « oui » du Mortel, on devine qu’on s’est fait avoir. L’ambiguïté a retourné son gant et l’on découvre sous le rire pantagruélique le vide que la parole a creusé. Mais il est trop tard.
L’Opérette imaginaire, de Valère Novarina
P.O.L, 169 pages, 95 FF
Théâtre Novarina tchi-tchi
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Thierry Guichard
Parodique et clownesque, la nouvelle pièce de Valère Novarina s’inscrit cependant bien dans une œuvre qui pointe le néant où l’homme erre.
Un livre
Novarina tchi-tchi
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.