Ahmed Zitouni a choisi de relever un défi comme on peut en rêver : la réécriture d’un fait divers. Un livre contre un article de deux colonnes, la littérature contre la prose du quotidien. On ne sait si l’article est réel ou s’il est inventé par l’auteur mais pour accorder tout son sens au projet, on imagine que l’article relatant le meurtre par un homme d’origine algérienne d’une partie de sa famille puis son suicide est bien réel. Cet homme que l’écrivain rebaptise Malik est un immigré algérien, exilé en France après une enfance durant la colonisation, marié à une Française qui le quittera, père de trois enfants appelés Mathieu, Medhi et Léa. Forcément, l’article hâtif se borne à l’énoncé des faits, une dernière journée arme au poing qui restera dans l’histoire comme la seule partie émergée de la vie de Malik. Forcément, le journal ne retient que ce que l’on peut superficiellement en déduire, le meurtrier rejoint la cohorte de ses semblables meurtriers, tous identiques. « Malik Boudaoud avait 33 ans, il aimait ses enfants et était séparé de leur mère. Ce ne sont pas là de bonnes raisons de les tuer et de se tuer avec. Malik Boudaoud sera rangé post mortem dans la catégorie des fous meurtriers. On lui découvrira à rebours un caractère violent (il battait sa femme) et on laissera tout à leurs interrogations les voisins qui témoigneront de sa douceur avec les gosses ».
Paragraphe après paragraphe, Ahmed Zitouni reprend cet article, s’insurge et propose une biographie essentielle de Malik qui est aussi la sienne, lui, l’écrivain venu d’Algérie qui aurait peut-être pu pour les mêmes raisons tuer mais qui s’est mis à écrire. « Il n’y a pas de hasard dans le choix d’un fait divers. Rien de fortuit dans la disponibilité qui l’attend et dans les peurs qu’il réveille. Dans l’émotion qu’il suscite. Dans la fascination qu’il exerce. Dans la lente maturation des poisons de la vraie vie qu’il déclenche et aspire à la surface du quotidien. La rencontre est écrite. Eblouissante et fraternelle. Comme l’appel de la mort qu’on porte en soi (…) Toi et moi, nous venons d’un même désastre ». Dans ce récit à la première personne qui intervient, selon l’auteur, après huit ans d’hésitation à enclencher le processus de réécriture, dans cette façon de vouloir rendre sa dignité à un anonyme en qui il suppose un frère d’exil et de ratages, un amoureux déçu plutôt qu’un criminel, Ahmed Zitouni parle de lui et de cette connivence poisseuse qui le lie à un homme qui consomma l’échec de sa vie par l’éradication totale de ce qu’il avait conçu. Le projet n’est pas seulement de réhabiliter, de redonner de la chair à quelques lignes d’un journal, mais finalement de tuer une seconde et dernière fois, par l’écriture, ce frère dont le geste constitue une fascinante solution au déracinement et à la désillusion.
Ahmed Zitouni comprend trop bien son héros, l’empathie est trop forte : cette identification conduit fatalement vers une forme de détestation. Quant au projet initial, surpasser le pauvre « articulet », l’objectif est bien sûr atteint lorsqu’une écriture lyrique ébauche la grandeur tragique de son personnage mais beaucoup moins quand le rythme se fait haletant et les phrases abusivement nominales, un style que l’on retrouve souvent dans les journaux pour des questions de rapidité de lecture et donc d’efficacité narrative. Hormis cela, la langue d’Ahmed Zitouni est explosive, accrocheuse et violente, toujours soutenue par une tension qui est celle-là même qui le lie à son sujet, l’anonyme Malik, le frère qui passa à l’acte après être entré « dans cette mélancolie chronique qui nous ronge tous ».
Amour, sévices et morgue
Ahmed Zitouni
PARC
93 pages, 70 FF
Domaine français Le frère meurtrier
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Christophe Dabitch
La réécriture inspirée d’un fait divers pour parler de soi, c’est le pari audacieux et réussi d’Ahmed Zitouni. Contre la banalisation de l’information.
Un livre
Le frère meurtrier
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.