Les Belles Étrangères Palestine se sont déroulées du 12 au 23 mai dans de France et de Belgique. Organisées par le Centre National du Livre, cette manifestation a lieu deux fois l’an et propose de faire découvrir la littérature contemporaine d’un pays avec la venue de plusieurs auteurs. En choisissant la Palestine, les Belles Étrangères ont révélé la curiosité de nombreux lecteurs français pour cette culture. Elles ont aussi permis de montrer la forêt derrière l’arbre : si l’écrivain Mahmoud Darwich est connu au pays de Voltaire, il n’en est pas de même d’Al-Askalani, de Riyad Badr ou…d’Ezziddine Al-Manacirah. Ce dernier a été lu par des milliers d’arabes, et entendu par des millions : en le chantant, le libanais Marcel Khalifa a rendu à jamais ses poèmes populaires. Né en 1946, Ezzidine Al-Manacirah a incarné très tôt en Palestine un refus de l’occupation israélienne. Son originalité, et sa force, tiennent dans le fait que pour affirmer la culture arabe, il n’a pas eu recours aux poèmes militants. Il a préféré chanter l’éternité de sa civilisation, avec d’autant plus de conviction que celle-ci a toujours vu arabes, chrétiens et juifs tenter de vivre ensemble : « Ainsi dirent-ils : voyez l’eau !/ Et ils dirent aussi : rivale de Rome,/ Cours-tu encore, pouliche, et/ Ta course suit-elle cette trajectoire ?/ Rien qu’un essai./ D’arbres est l’horizon,/ De ronces est cet horizon/ La mer verdit.// Mène ta monture paître dans/ La mémoire des nuages où/ Ils bâtissent une Andalousie de mots./ Les mouettes hurlent,/ Nourrisson réclamant la lait du matin,/ Par leurs cris, elles partagent/ Notre viatique./ Montagne de rêves dressée,/ La fumée se déplace vers l’ouest,/ La mer la chasse/ Flagrance des âtres dans les fissures de la question. » C’est à Bordeaux, où est installé son éditeur français, que nous avons rencontré Ezzidine Al-Manacirah. Calme et attentionné, l’homme ne dément pas par son comportement la nature fervente et humaniste de sa poésie, et raconte avec humilité son parcours et une oeuvre qui rassemble dans le même souffle les trois grandes religions monothéistes.
Vous êtes apparu sur la scène littéraire palestinienne dans les années 60. Pouvez-vous nous présenter votre génération ?
Je suis né à Hébron et j’ai commencé à publier à partir de 1962. J’appartiens à la génération des poètes Darwich et Al-Qassim. A l’époque, c’était impossible de les rencontrer puisque je vivais en Cisjordanie, en territoires occupés. Un groupe poétique a vu le jour à Jérusalem Est autour d’une revue : Nouvel horizon. Elle a paru jusqu’en 1966. Nous n’avons pas repris après les événements de 1967. On était tous jeunes à l’époque et j’ai gribouillé mes premiers poèmes dans cette revue. Au nord de la Palestine, il y avait un autre groupe, à l’intérieur d’Israël. C’étaient des communistes et ils publiaient dans le journal de ce parti. Certains du premier et du second groupe ont fondé sous l’égide de l’OLP ce qu’on appelle la poésie palestinienne. J’ai commencé à écrire dès l’enfance. Hébron donne sur la mer morte du côté ouest et au début j’ai demandé pertinement à mon père pourquoi cette mer portait un tel nom et n’avait pas de mouvement. Mon père m’a dit : « tais-toi tu comprendras quand tu seras grand ». Depuis l’enfance, je suis fasciné par l’ancienne civilisation de la Palestine, celle de Canaan.
Sur quoi repose cette fascination ?
Là où j’ai grandi, je pouvais chaque jour toucher les pierres, les monuments, les vestiges de cette civilisation. Quand j’étais en exil dans différents pays, je me suis rendu compte de ce contact direct. J’ai été frappé par cette nostalgie de Canaan. Dans mon enfance, il y avait aussi le fait qu’Hébron était une ville voisine de Bethléem. A Nöel, j’allais dans la ville où le Christ a vu le jour. Mon rapport à Jésus et Marie n’est pas religieux : pour moi ce sont des palestiniens avant toute chose. J’ai passé ainsi mon enfance à Bethléem, Hébron et Jérusalem. Ensuite, quand j’ai commencé à publier dans des revues du Caire et de Beyrouth, les critiques ont dit : « ce jeune poète est le Lorca de la Palestine ». De lui, j’ai en effet retenu la leçon suivante : chercher une universalité au poème commence par une appartenance à un lieu spécifique et non le contraire.Mon rapport avec la mythologie est encore aujourd’hui quotidien, même si je suis laïc. La mythologie palestinienne continue à influencer la vie quotidienne des palestiniens sans que ceux-ci s’en rendent compte. Mes compatriotes Darwich et Al-Qassim, qui vivent au Nord de la Palestine, ont écrit une poésie imbibée de slogans. J’ai essayé de ne pas tomber dans cette erreur et j’ai travaillé sur l’histoire et le lieu. Un critique a également dit un jour à mon sujet que je ne reprenais pas seulement les mythologies mais que je les recréais. Les poètes du début des années 60 ont laissé la mythologie de leur lieu de naissance et se sont intéressés à la mythologie grecque en la plaquant sur le quotidien. Je suis aussi convaincu que la Palestine était une partie de la culture méditerranéenne et je me sens surtout méditerranéen. Il y a aussi ce que j’appelle le noyau secret et subtil de l’espace que je saisis. Toutes les occupations successives qu’a subies la Palestine sont présentes dans ma poésie.
Jeune, quelles étaient alors vos lectures ?
Mon modèle était Lorca. Je lisais Neruda, Jacques Prévert, Henri Michaux, René Char en ce qui concerne la poésie mondiale. Les poètes arabes que j’appréciais étaient l’irakien Sayyab, le syrien Qabbani, le poète du moyen-âge Mutanabbi, et celui de la période anté-islamique Al-Qays. Mais pour moi, les livres les plus importants lus dans ma vie sont La Bible et les textes religieux cananéens. Ces textes ont été écrits quinze siècles avant la Torah. Ils en ont influencé et le style et le contenu. Ils ont été redécouverts à partir des années vingt. Il y a plusieurs parties dans ces écrits : au début les sentences, les exhortations, puis les prières, les cantiques dans lesquels la poésie est extraordinaire. J’ai pris ces textes et ceux des égyptiens qui parlent de l’amour et de la mort, j’ai cassé leur rythme et les ai réexploités dans mon écriture.On dit de moi que j’ai réalisé deux choses : un poème de civilisation et une cassure des limites entre la métrique classique arabe et la prose arabe. Parfois, je suis d’accord mais cela reste tout de même une façon de me cataloguer.
Votre poésie a un aspect intemporel : il n’est pas évident de voir immédiatement dans vos poèmes qu’ils sont contemporains de la situation palestinienne… Le rapport est l’actualité n’est pas explicite.
Les veines de mes textes sont l’actualité palestinienne. Quand je parle de la ville de Jafra - poème connu dans tout le monde arabe parce qu’il a été chanté par un artiste - je vois que cette mythologie de Jafra est connue maintenant de millions de gens. La liaison entre passé, présent et avenir sont là mais j’évite le slogan. Je ne veux pas faire une poésie de la résistance même si elle a cet aspect et que le peuple arabe l’a pris comme telle. Mes emprunts sont l’histoire continue, pas une réalité momentanée. On trouve les lieux où j’ai vécu mais comme les critiques arabes sont un peu paresseux ils ne voient en moi qu’un poète palestinien. Je suis d’accord quand Darwich dit que nous voir uniquement ainsi est raciste.
Votre parcours est celui d’un intellectuel puisque vous avez exercé de nombreuses fonctions universitaires dans le Monde arabe. Malgré votre interdiction en Israël, avez-vous des échanges avec les artistes de ce pays ?
En 1981, Israël a interdit tous mes poèmes, même ceux purement mythologiques. En 1990, un conseiller du ministre de la Défense a publié un livre sur l’Intifada. Page 94 de l’édition arabe, il écrit que mes poèmes sont parmi les causes directes du déclenchement de l’Intifada. Je fais une distinction entre les israéliens qui reconnaissent les droits du peuple palestinien - c’est-à-dire un état palestinien indépendant dont la capitale est Jérusalem Est - et les israéliens qui ne veulent pas reconnaître ces droits. J’ai été amené à connaître plusieurs de la première catégorie. Les autres, je refuse de les rencontrer. Avant 1948, il n’y avait pas d’état d’Israël. Ma famille est à Hébron depuis la conquête islamique, c’est-à-dire depuis mille ans. Même un propos du Prophète stipule que la ville leur appartient avec une autre famille. Mon oncle autrefois travaillait avec des juifs. Aujourd’hui, le processus de paix est accepté par les palestiniens. L’obstacle est du côté de la droite israélienne. Nous nous intéressons beaucoup aux juifs arabophones : leur culture est arabe et ils subissent un certain racisme.
Avez-nous de ce fait une nostalgie de ce qu’a pu représenter l’Andalousie ?
J’ai la nostalgie de cette période mais pas de la manière chauvine dont on parle d’habitude. Quand je rencontre des espagnols - et sans que nous nous le disions - nous savons que nous avons participé à une seule culture et qu’ensemble nous l’avons enrichie. J’enseigne la littérature comparée, j’ai connu la littérature anglaise pendant mon enfance, j’ai connu la culture slave quand j’étais à Sophia, la culture française au nord de l’Afrique : pour moi, ces trois cultures sont un tout. Je ne fais pas de distinctions. Elles sont en dialogue continu avec le monde arabe. C’est là où on peut parler d’Andalousie : on peut réactualiser cette culture avec la découverte des textes canéens.Ce qui compte, c’est de rester dans la pluralisme. Je suis contre cette culture unique que veut nous imposer la technologie américaine. Pour nous, intellectuels palestiniens, nous apprécions la France pour ses positions démocratiques et cela depuis longtemps. Nous avons par contre un problème avec les britanniques puisque l’Angleterre a occupé la Palestine et est responsable de notre drame. Ce pays ne joue pas un rôle positif pour régler le conflit.
Qu’attendez-vous d’une manifestation comme les Belles Étrangères Palestine ?
Mes oeuvres se sont vendues dans le monde arabe à un quart de million d’exemplaires. Je sais que la poésie n’a pas la même place en France : je connaissais ce problème avant de venir ici… Je suis content de voir paraître mon premier recueil en français : n’importe quel poète cherche à rencontrer de nouveaux lecteurs. Le programme de cette manifestation compte ainsi sept publications de livres et un film important d’une heure et demie sur les auteurs palestiniens. Et puis il y a le déplacement d’une ville à l’autre : cela me donne une idée sur la manière dont la culture s’organise en France. Je compte témoigner de tout cela à mes compatriotes dès mon retour.Un seul point négatif : les journaux Le Figaro, Libération et Le Monde n’ont pas cherché à me rencontrer. Je m’attendais à davantage de rencontres avec les médias. Les poètes arabes cherchent à connaître d’autres publics. Quand un recueil de poésie paraît chez nous, nous sommes submergés par les demandes des journalistes.
Dernière question : vous avez grandi et vieilli… alors pourquoi ce nom de mer morte ?
Je ne sais toujours pas. Je la vois toujours puisque j’habite sur la côte Est. En plus, ma femme et mes enfants disent que ce n’est pas une mer importante.
Propos recueillis par Marc Blanchet et Aziz Hilal
Le Crachin de la langue
Ezziddine Al-Manacirah
L’Escampette, 76 pages, 89 FF
Zoom Ezzidine Al-Manacirah, le chant d’un Cananéen
Invité des Belles Étrangères Palestine, le poète Al-Manacirah est désigné en Israël comme un des responsables directs de l’Intifada. Rencontre avec cet homme engagé alors que sort son premier recueil traduit en français : Le Crachin de la langue.