Zanzibar existe-t-elle ? Trop de romans orientalisants et nostalgiques ont relégué cette petite île africaine de l’Océan Indien au rang des pays imaginaires. Sultanes alanguies dans les vapeurs de musc, riches planteurs, marchands d’esclaves en ont fait une sorte de rêve bon marché pour occidental pressé. Il faut dire qu’en 4 000 ans, entre commerçants phéniciens, réfugiés persans, conquérants portugais, marchands arabes, banquiers indiens et colons anglais, Zanzibar a eu le temps de donner prise au folklore. De cette impressionnante mosaïque de peuples est née une caste de négociants et de planteurs pour qui, effectivement, l’île est un paradis.
Pour tous les autres, la majorité africaine de la population, le rêve a tout d’un cauchemar. Malgré l’abolition de l’esclavage, ils sont encore des centaines de milliers jusqu’en 1964 à travailler sans salaire dans les plantations. Loin des clichés chers aux occidentaux, c’est sur eux, pour eux, et dans leur langue qu’Adam Shafi Adam a écrit Les Girofliers de Zanzibar. Si depuis sa parution en Tanzanie en 1978, ce roman est le plus lu de la culture swahilie, c’est sans doute parce qu’à travers celle de Kijakazi la servante, il incarne plus d’une émancipation : celle d’une classe (le 12 janvier 1964, un soulèvement populaire met fin dans le sang au régime féodal du sultan), celle d’une culture (l’afro-shirazie) et celle d’une langue (le swahili).
Avec une obstination quasi-pédagogique, Adam Shafi Adam raconte la revanche de l’opprimé. Pourtant, malgré toute la bonne volonté de l’écrivain, on a du mal à croire à la psychanalyse-éclair de la pauvre Kijakazi, esclave que rien ne prédestinait à la révolte, et qui rejoint les révolutionnaires quelques pages avant la fin du livre.
Emblême de ce peuple de serfs, la vieille femme, trop vite usée par la tâche et par les coups, accepte sans broncher sa condition de bête de somme. Pire : elle la revendique, au nom de « l’amour du travail ». Elle qui n’a eu ni mari, ni enfants, ne vit que pour son jeune maître Fouad. Pourtant, de la part du jeune homme, les compliments se font plus rares que les coups de pied. Elle encaisse en silence. Esclave elle est, esclave elle reste. « C’est ainsi que le monde est bâti », dit-elle. Un rien la comble : que son maître, souffrant, cesse d’aboyer pour l’appeler sa « Fidèle servante » et lui demander de masser sa jambe blessée, et Kijakazi pleure de joie, caressant la cuisse comme on caresse un enfant.
On pense à La Mère de Gorki. Ici aussi, la vieille femme résignée incarne le peuple aliéné qui croit à l’immobilité d’un ordre des choses établi par Dieu. Comme la mère, Kijakazi est à l’image de ce bon peuple : forcément vertueuse, et sincère dans l’erreur. À l’inverse, le seigneur Fouad porte en lui toutes les caractéristiques du méchant exploiteur, adipeux, lâche, débauché et violent, usant sans vergogne les esclaves à la tâche.
C’est un rêve qui tire Kijakazi de sa torpeur : un nourrisson lui tête le sein, tirant si fort qu’il l’empêche de respirer. Quand elle arrive enfin à le décrocher, l’enfant s’est transformé : c’est un planteur, qui lui crie dessus. Le lendemain, Kijakazi n’est plus la même, et refuse de se plier aux ordres de son maître. On aurait préféré qu’Adam Shafi Adam garde intacte l’ambiguë relation de l’odieux jeune homme et de la vieille au grand cœur. Mais c’eût été écorner l’idéal révolutionnaire. Or, on l’a compris, Les Girofliers de Zanzibar est un roman militant. Il fallait en faire une fable. C’en est une.
Haydée Sabéran
Les Girofliers de Zanzibar
Adam Shafi Adam
Traduit du swahili par
Jean-Pierre Richard
Le Serpent à plumes
234 pages, 43 FF
Domaine étranger La servante au grand coeur
septembre 1996 | Le Matricule des Anges n°17
| par
Haydée Sabéran
Ecrit par un enfant du pays, Les Girofliers de Zanzibar à propos de Zanzibar est un pilier de la culture swahilie. Entre roman et fable.
Un livre
La servante au grand coeur
Par
Haydée Sabéran
Le Matricule des Anges n°17
, septembre 1996.