Il faudrait dire de la poésie de Jean-Patrice Courtois ce que René Char dit, en 1950, de celle de Jacques Dupin : qu’elle a « l’importance que l’on aurait justement refusée aux confidences d’un simple mal d’enfance ». Il faut dire ça à cet auteur qui, à quarante-trois ans, par Hors de l’heure, et après une première publication chez Deyrolle éditeur (Vie inverse, 1992), lance dans le paysage poétique actuel quelque chose qui ne renvoie à rien, sinon à lui-même. Et ce mouvement pousse à voir dans le travail de Jean-Patrice Courtois une force commune à certains livres, comme si se marquaient dans ces pages des mouvements de fond, le cœur d’une conscience, le combat vrai d’un homme qui cherche sa langue, et ne retombe que sur le son étranger qu’elle fait dans sa bouche. En cela, il n’y a pas d’arnaque dans cette poésie, de poses, de schémas théoriques, mais de l’exigence, une rigueur, au sens où l’exigence, en poésie, n’a pas seulement à défaire la langue comme elle le ferait d’un moteur. Excéder la forme, la syntaxe, mettre de la répétition, des syncopes, du heurt avec des mots simples, tourner autour de motifs qui cherchent chacun leur origine et ne font que tracer la ligne de leur existence fuyante, comme le fait Jean-Patrice Courtois, faire donc quelque chose qu’on appellera poème ou poésie, c’est voir un peu mieux que la propre forme que prendra sa langue n’existe que là où on y est le plus étranger. On n’est pas étranger au moteur que l’on démonte, sinon il part en pièce, ça ne tient plus. Jean-Patrice Courtois, lui, aura toujours été comme un bègue dans sa propre langue, ou comme quelqu’un qui se surprend à mettre le son d’une langue en avant plutôt que sa belle prononciation. Cela, c’est riper sur les voyelles, glisser sur les s d’un mot, ou dire, par exemple, « poéchie, chi chi, ché cha la poéchie ». Être dans un tel rapport à sa langue, c’est aussi ça, et c’est créer la forme de ses propres dérapages. Et c’est poser cette question, comme Ghéracim Luca la posa, et dont Jean-Patrice Courtois est en un sens proche, malgré toutes les différences : « Comment sans sortir s’en sortir ? ». Et pour lui c’est répondre ainsi, comme dans Vie inverse : « je n’étais plus rien je ne pouvais plus parler/je n’étais plus rien je n’étais plus j’étais/mon mouvement même/jusqu’à la fatigue jusqu’au bout jusqu’à rien mais rien/qui serve qui me serve/ (…)je peux à peine/je n’étais plus possible presque pas viable/je n’avançais plus j’ai dû//pour me débarrasser m’arrêter me recommencer/dû me précipiter vers tout ce qui m’empêchait d’avancer ». Hors de l’heure affermit cette question, et la réponse fuse davantage. Les coupes du vers sont plus concises, serrées les unes sur les autres, il y a un emportement ras et presque maigre, des motifs récurrents, des choses qui s’ouvrent et se ferment, un bégaiement qui ne se réduit pas à essayer de prononcer un mot imprononçable dans le présent de sa diction, mais qui pousse la langue à recommencer, à chaque fois, les lignes de sa propre fuite. Quelque chose d’inabordable hors de ce que la langue trace, qui échappe toujours parce que « qui donc a su ou pu qui/avaler son visage le sien/qui a pu qui a/dans ce geste qui jette/qui n’ignore pas qui n’a/pas son miel dans sa poche pas/pour cette sourdine cette sanguine/de l’intouchable qui a pu qui/ajuster la lumière à l’œil ». Courtois, c’est cette sobriété poussée à bout, qui se pousse au bout de chacun de ses vers, qui fait quelque chose d’haletant, un souffle coupé qui insiste dans sa volonté de couper le souffle en emportant. Cette poésie ressemble à la course d’un dératé, et c’est là sa force, son mouvement de fond.
Hors de l’heure
Jean-Patrice Courtois
Deyrolle éditeur
125 pages, 98 FF
Poésie Le souffle coupé
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Emmanuel Laugier
Avec Hors de l’heure, le poète Jean-Patrice Courtois nous confronte aux sautes d’une langue qui ne parvient jamais à se caler avec elle-même.
Un livre
Le souffle coupé
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.