Lorsqu’en 1874 Firmin Maillard publie Les Derniers Bohêmes, son livre de souvenirs, il entame son voyage dans le temps à la Brasserie des Martyrs. Lieu emblématique de la bohême artistique au milieu du xixe siècle, elle a connu les libations de ceux qui, journalistes et créateurs, faisaient de Paris une capitale de l’esprit. On y festoyait en devisant, on s’y échauffait parfois jusqu’à la paire de claques. Ce cénacle épicurien était un mélange d’artistes, d’originaux et de grotesques entièrement soumis à leur art, c’est-à-dire à leurs névroses.
Né en 1833, Firmin Maillard débute dans l’Impartial de Besançon et collabore à des feuilles littéraires parisiennes avant de devenir -apothéose d’une carrière- rédacteur ordinaire du Figaro. Auteur apprécié de Recherche historique et critique sur la Morgue (1860), du Gibet de Montfaucon (1863) et de La Cité des intellectuels (1905), il fut aussi l’observateur d’une époque, son chroniqueur et son mémorialiste.
Les Derniers Bohèmes débutent sur une évocation caustique de la naissance du Second empire puis, passé ce chapitre héroïco-comique, Firmin Maillard dresse la liste de ses convives. Les grands noms de l’époque, bien sûr, Monet, Vallès, Baudelaire qu’il a souvent côtoyés, mais aussi ceux dont le talent n’a pas eu les fruits attendus. Car c’est à leur mémoire qu’il consacre l’essentiel de son livre.
Au débraillé d’un habit, à l’aspect misérable d’un visage, Maillard reconnaît son monde et s’exclame : « O Sainte-Bohême ! celui-là était bien un des tiens ». Puis il recopie les belles pages de Du Bellay, Potrel, Alcide Morin et note avec regret le suicide des uns et la maladie des autres.
Ces artistes sans le sou furent nombreux à connaître la camisole, la maladie ou la misère. Henri Murger, la figure tutélaire de ce groupe informel, témoigna à la manière réaliste de ce mode de vie dans ses fameuses Scènes de la vie de Bohême (1851). Il la décrivait comme « la préface de l’Académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la Morgue ». Et lui-même devait mourir à l’âge de trente-neuf ans ! Plus familiers de l’hôpital Necker et du Père-Lachaise que de l’Institut, oubliés pour la plupart, ces bohêmes attendaient un bibliographe attentif pour conjurer les accrocs de la postérité. En complément de ce « martyrologue de la médiocrité », les amateurs d’auteurs rares trouveront trois ouvrages chez le même éditeur dans la collection « Gens singuliers » : les Ouvriers-poètes d’Eugène Baillet, Les Excentriques disparus de Simon Brugal et Les Originaux du XVIIe siècle de Paul de Musset.
Les Derniers Bohêmes
Henri Murger et son temps
Firmin Maillard
Plein Chant
286 pages, 140 FF
Histoire littéraire Les bocks de l’esprit
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Éric Dussert
Un livre
Les bocks de l’esprit
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.