Tout comme les carottes géologiques dévoilent le passé de la Terre au moyen d’échantillons superposés, l’organisation chronologique des Nouvelles et récits de Iouri Olecha (1899-1960) rappelle en coupe les gels et dégels1 de la littérature soviétique, les péripéties d’un combat inégal entre quelques-uns des plus grands écrivains de ce siècle et les idéologues staliniens. Toutefois, nulle nécessité en la circonstance de posséder un diplôme en paléontologie ou d’effectuer des tests au carbone 14, tant il apparaît avec évidences que les choses se gâtent à partir de 1932.
Avant cette date, les textes de Iouri Olecha se répartissent entre des récits empreints d’un sens de l’absurde dévastateur (L’Amour, Le Noyau de cerise), qui rappelle Daniil Harms par endroits, et des évocations fondées sur ses souvenirs de petit garçon (La Chaîne, Je regarde dans le passé), où l’auteur excelle à traduire le langage muet d’un flacon pharmaceutique, les palabres inouïs entre une armoire et une horloge, bref, ces voix secrètes que tous les enfants distinguent et dont quelques écrivains se souviennent. Dans cette dernière veine, le texte d’ouverture (Liompa) s’avère un bouleversant et fulgurant chef-d’œuvre.
Après 1932, si les œuvres de commande à la gloire du pays des Soviets alternent avec les exercices de style poussifs, il serait cependant dommage de passer outre, car quelque éclair vient avec bonheur de temps à autre trouer la grisaille, tandis que le discours prononcé en 1934 devant le premier Congrès des écrivains soviétiques et le scénario d’un film intitulé Le jeune Homme sévère -écrit la même année-, constituent des documents passionnants sur les contradictions psychologiques et artistiques que s’efforçaient vainement de surmonter les auteurs de l’époque.
En introduction à Pas de Jour sans une ligne, Iouri Olecha avance que la forme courte correspondrait aux temps modernes dans la mesure où il ne serait plus guère possible de lire « que dans le métro, sinon même dans les escalators ». Malgré tout, les fragments ici rassemblés -qu’il rédigea quotidiennement à partir de 1930 et qui ne furent organisés que plusieurs années après sa mort par Victor Chklovski selon quelques thèmes principaux (l’enfance, Odessa, Moscou…)- évoquent moins un éloge de la vitesse que les tentatives proustiennes de retrouver le temps perdu, voire, plus près de nous, les expériences d’André Hardellet pour éprouver physiquement les sensations perdues de l’enfance, à l’exemple de ce passage véritablement hallucinatoire : « Mon Dieu, voilà, je vais tendre le bras, le carton va se retrouver à nouveau dans ma main… et l’instant va revivre ! »
Chacun de ces éclats de prose suscite une émotion différente et leur combinaison équivaut à un enchantement ininterrompu. Tantôt il semble que Iouri Olecha trace ces lignes dans la poussière de craie en suspension pour l’éternité dans une salle de classe d’Odessa, tantôt ce sont les yeux « incomparables » de Maïakovski qui vous fixent au détour d’une page. De manière un peu inattendue, les années de vieillesse coïncident avec les plus inoubliables morceaux d’anthologie, lorsque par exemple, l’auteur compare son talent littéraire à « une statue qui se retourne lourdement dans (son) corps » ou quand les souvenirs des enfants et des petits-enfants qu’il n’a pourtant jamais eus viennent parasiter sa mémoire.
Ce livre d’une vie pourrait bien être également celui de l’année.
Nouvelles et récits et
Pas un Jour sans une ligne
Iouri Olecha
traduits du russe
par Paul Lequesne
L’Age d’Homme
248 et 282 pages, 120 et 130 FF
Domaine étranger L’envie mode d’emploi
septembre 1995 | Le Matricule des Anges n°13
| par
Eric Naulleau
Deux volumes de textes brefs ou en miettes par le Russe louri Olecha, longtemps considéré comme l’auteur d’un seul livre : L’Envie.
Des livres
L’envie mode d’emploi
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°13
, septembre 1995.