Lisez ça à l’occasion« , c’est par ces mots que Tourgueniev conseille en 1881 La Maison Tellier à Léon Tolstoï. Celui-ci entreprend la lecture de l’œuvre de Maupassant dont il admet vite le talent mais ne tarde pas à afficher de sérieuses réticences : si Une Vie est »un roman de premier ordre« , Bel-Ami est décrété »un livre très sale« !
Ce qui frappe d’emblée dans le petit essai que Léon Tolstoï consacre en 1894 à Guy de Maupassant, c’est qu’il dévoile plus ses propres options esthétiques que celles de son sujet. Le texte qui devait introduire les œuvres complètes de Maupassant en russe a revêtu les habits du manifeste par un retournement de perspective involontaire.
De nature polémique, cet écrit donne en effet les clefs de l’univers mental de Tolstoï au moment où il est « au plus fort du travail de transformation de (sa) conception du monde ». Alors qu’il délaisse l’activité littéraire parce qu’il la juge vaine, le Russe opère une révolution spirituelle sur les bases d’une inspiration très nettement chrétienne.
Tolstoï est dorénavant préoccupé de »morale sociale« et une telle prise de conscience ne se fait qu’au prix d’une sévère remise en question. Elle impose de redéfinir ce qui « donne de la valeur à l’œuvre d’art » : une approche juste (lire »morale"), la beauté de la forme et la sincérité de l’auteur. Autant dire que Maupassant est « un écrivain à la mode » qui compose une « œuvre horrible » bâtie « sur la débauche, la fausseté et le mensonge » à la gloire des « vauriens » contre les honnêtes gens et les victimes. Même si l’on admet qu’à l’heure de disparaître il s’est détaché des « mensonges de la vie ».
Il faut lire entre les lignes : Tolstoï défend ici la dignité humaine et repense l’attitude de l’écrivain envers son sujet. Altruiste et moralisateur, il a fait le choix d’une littérature rédemptrice qui tire le lecteur vers de nobles pensées, une littérature produite par des écrivains responsables dont le parti pris serait d’abord moral.
Pudibond, cérébral Tolstoï ! Auteur majeur d’un siècle qui s’est enquis de la condition des « masses populaires », il a soulevé un grand débat esthétique en des termes que nous pouvons juger désuets mais qui n’en questionnent pas moins la beauté et l’intelligence de la littérature.
Guy de Maupassant
Léon Tolstoï
traduit du russe
par E. Halpérine-Kaminski
L’Anabase
BP 28, 78511 Rambouillet cedex
63 pages, 60 FF
Histoire littéraire Maupassant dévoyé
septembre 1995 | Le Matricule des Anges n°13
| par
Éric Dussert
Un livre
Maupassant dévoyé
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°13
, septembre 1995.