Lorsqu’elle parle, Linda Lê semble plonger au fond d’elle-même, elle prend le temps, son visage se ferme, se crispe parfois, comme si les mots qu’elle devait remonter lui blessaient la gorge, la meurtrissaient. On dirait qu’elle se livre, pour chaque mot prononcé, à un examen douloureux pour éliminer les termes qui ne conviennent pas à l’expression de sa pensée. Ses phrases alors s’étirent parfois en de longs silences, la voix s’atténue, les mots restent suspendus en l’air dans l’attente de la suite et un geste vient parapher ce début de réponse, renvoyer la suite au néant, fouiller ailleurs à la recherche d’une expression plus juste. Le corps entier participe à cette parole, ses longs cheveux se balancent au rythme de la tête qui s’incline comme à la recherche d’un verbe perdu, les yeux se plissent ; chaque question entraîne une tension extrême. D’abord dans les locaux des éditions Christian Bourgois (sous le regard absent de William Burroughs), chez elle ensuite, Linda Lê évoquera, avec cette incroyable attention à la parole, son enfance, son arrivée en France, la découverte de la littérature. Linda Lê est née au Viêt-nam du Sud en 1963 à Dalat « la seule ville froide du pays », que borde la Cordillère annamitique. La guerre rythmera son enfance. « Lê est un nom du Nord, mon père qui travaillait comme ingénieur pour les Américains avait quitté le Viêt-nam du Nord en 1954, après la partition du pays. » Lorsqu’elle parle de son père, disparu il y a peu, Linda Lê ne peut masquer une émotion empreinte de tristesse « Pour lui, ce départ, c’était un déracinement. Mon père me considérait comme une sorte de disciple. Il n’avait aucun instinct de propriété ni de conservation ». Pour parler de sa mère, le ton n’est pas le même : « Ma mère, elle, est issue d’une famille importante. Ils n’auraient pas dû se rencontrer. » Ajoutant dans un sourire : « Pour eux et pour moi » au cas où l’on n’aurait pas compris. Le thème de la mère castratrice, envahissante, court dans l’œuvre de Linda Lê, mais plus particulièrement encore dans son dernier roman, Les Dits d’un idiot. « Ma mère a vécu ce mariage comme une déchéance. Sa famille ne faisait pas partie de l’aristocratie lettrée. Elle aimait la présence des Français et, ensuite, des Américains. Mon père était très renfermé. On ne recevait que des amis de ma mère, on ne parlait que de ce qui venait des Etats-unis ou de France. A cette époque, tout le monde sentait que la guerre était perdue, alors on enviait les personnes qui avaient la nationalité française et qui pouvaient ainsi s’échapper. » Du côté maternel, Linda Lê possède la double nationalité, puisque sa famille avait été naturalisée française en 1930. L’éducation qu’elle reçoit en famille est très rigide. Interdiction lui est faite de « frayer avec quiconque. Nos amis devaient être choisis par ma mère. Nos tenues étaient très strictes ; il nous fallait porter des cols à dentelles boutonnés, des gants pour conserver la peau blanche… Je me souviens par...
Dossier
Linda Lê
Le « Famille je vous hais ! » de Linda Lê
D’une violente cruauté, Les Dits d’un idiot marquent les années de maturité de la romancière et nouvelliste Linda lê. On pourrait y voir les résurgences carnavelesques de sa propre biographie, mais ce serait oculter le caractère universel de son écriture. Parcours d’une combattante.