C’est un été brûlant et sec, dans la grande maison d’une famille aisée, vers la fin des années soixante, au Canada. Le jeune Hooker Winslow, lors de vacances solitaires, tente de déchiffrer le monde. Un monde pour le moment réduit aux énigmes familiales : Jessica, sa mère, vit enfermée dans sa chambre depuis la perte de son troisième enfant ; Rosetta, sa tante, mène la maison avec froideur et efficacité ; Nicholas, son père, semble n’avoir guère de prise sur les choses ; Gilbert, son frère aîné, préfère lire la vie à travers l’alcool et la poésie ; Iris Browne, la domestique noire, la seule à prêter attention à Hooker, exalte le passé plus ou moins fictif d’une négritude servile dont elle s’est libérée. Hooker se faufile, silencieux, au milieu de ces personnages trop absorbés par eux-mêmes pour s’intéresser à lui, et observe, accumulant les sensations et les détails échappés à la compréhension générale. Le monde lui parvient par bribes, fragmenté, disjoint, tantôt trop bruyant, tantôt trop silencieux. et c’est à lui qu’il appartiendra, finalement, de dénouer, de façon radicale et définitive, le « maléfice du silence ». Celui de la folie et de l’impossibilité à vivre des Winslow. « Et enfin il sut que c’était vrai. Qu’ils étaient fous. Comme tout le monde le disait et que lui, adossé à la vieille écurie rouge avec un frère fou et un bruit d’ailes qui bourdonnait dans les oreilles - il était le dernier des fous ». Ce premier roman paru en 1967 s’enracine dans une tradition littéraire et romanesque : celle des chroniques familiales et sociologiques américaines. Celles du Sud, en particulier, avec le personnage d’Iris Browne dont la langue et le langage contaminent et illuminent le livre. Mais cette allégeance librement consentie à un genre ne nuit en rien à l’originalité du roman ni à sa tension dramatique. L’écriture, nerveuse, crispée, réaliste, si heureusement dénuée de l’irritante et facile tendance à l’hypallage d’une certaine modernité, s’accroche aux objets, aux éclats de lumière, à l’arête d’un nez, au grain d’une peau… A tous ces détails prodigieusement essentiels pour qui veut percer les secrets d’un monde tragiquement vide et sans emphase, bête comme les préjugés et les évidences triviales.
Autre livraison : la réédition, en poche de Guerres (1977). Pour son troisième roman, l’auteur a complexifié sa composition et adopte le procédé de récits croisés à narrateurs multiples. L’enjeu est de cerner au plus près quelques années de la vie de Robert Ross, Canadien de dix-neuf ans, parti comme volontaire se battre en 1915 sur le front belge. Le sujet est donc très balisé : l’horreur de la Grande guerre vécue à travers le destin d’un être qui s’y est jeté plus par désespoir (il venait de perdre une sœur très aimée) que par conviction. Rien d’artificiel dans Guerres : Findley a su - et c’est là son extrême virtuosité - pénétrer à l’intérieur même de ce monde en feu (se situant un peu du côté de Céline, de cet obscène « nous, les viandes destinées au sacrifice »). Robert Ross n’est pas un héros. Autour de lui, on entrevoit les silhouettes fugitives d’êtres aussi égarés : des soldats qui ont peur, des officiers irresponsables. Au fil de ce journal de guerre polyphonique, les personnages flottent entre résignation et révolte, entre lucidité et folie. C’est avec la force obstinée d’une langue profonde et rude que Findley écrit cette chronique d’une destruction organisée : « lorsque les mines éclatèrent, la terre oscilla - en avant, en arrière, en avant - puis s’arrêta comme un mot inachevé, au milieu de nulle part ». Le néant, donc, en guise de dernier mot.
Le Dernier des fous
traduit par Nadia Akrouf
et Guerres
traduit par Eric Diacon
Timothy Findley
Le Serpent à plumes
320 pages chacun, 110 et 45 FF
Domaine étranger Les vivants et les morts
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Michèle Weinberger
L’écrivain canadien Timothy Findley s’impose en deux livres : celui de l’enfance et celui de l’âge d’homme. Entre folie, guerre et mort. Simplement.
Des livres
Les vivants et les morts
Par
Michèle Weinberger
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.