Premiers Ecrits : le monde te prend tel que tu te donnes
L’esprit d’un grand créateur ne sort pas tout armé du front de Jupiter. Il suit un long chemin préparatoire au cours duquel il se dégage peu à peu des conventions et des habitudes établies pour devenir ce que lui suggère sa vérité intérieure. Dans le puzzle du Nietzsche que nous connaissions jusqu’ici en France, il manquait une pièce, la première, celle de l’enfance et de l’adolescence, autrement dit la plus importante pour comprendre un auteur qui a délibérément fait de sa vie le laboratoire, non pas seulement de son œuvre comme bien d’autres, mais de la philosophie du soupçon par laquelle il s’est révélé véritablement novateur.
Pour rendre ces textes de jeunesse accessibles au lecteur français, les deux éditeurs, renonçant à une édition complète, ont pris des partis opposés. Le Cherche-Midi donne un choix d’écrits autobiographiques et de travaux de jeunesse ; les P.U.F. traduisent l’intégralité des Autobiographisches aus den Jahren 1856-1869 de l’édition Karl Schlechta. Cette dernière option permet de suivre l’évolution du style et de la pensée -du style-pensée, devrait-on dire- du jeune Nietzsche. Et si ces textes reprennent les mêmes thèmes, loin de constituer, comme le pense J.-L. Backès, un « ressassement insupportable », ils indiquent la progression d’une pensée qui lutte pour surmonter l’abîme qui la menace. On comprend mieux à leur lecture à quel point l’œuvre entière est tragiquement, et victorieusement, autobiographique.
Pour qui se souvient des premières lignes d’Ecce Homo : « En tant que mon propre père, je suis déjà mort, c’est en tant que je suis ma mère que je vis encore, et vieillis… Mon père est mort à trente-six ans : il était délicat, aimable et morbide… À l’âge où sa vie déclina, la mienne aussi se mit à décliner… », les écrits autobiographiques apportent un éclaircissement décisif. Nietzsche n’avait que quatre ans quand son père mourut et cette mort le précipita « d’une vie protégée dans une vie abandonnée, d’une sorte de paradis dans une sorte d’enfer » (Daniel Halévy, Nietzsche). La répétition autobiographique fut un de ses moyens de défense pour surmonter la perte de ce père, avec d’autres qui devaient devenir permanents : la solitude, l’amitié, et surtout la création.
Dans cette optique, l’édition des P.U.F. permet une lecture approfondie. Publiée dans la collection Épiméthée, elle offre une lisibilité parfaite, est accompagnée d’un très bon appareil critique et comprend en postface un essai du traducteur, Marc Crépon, qui complète bien le volume. Aussi le lecteur n’en est-il que plus agacé par les coquilles dont souffre le livre, notamment celles qui affectent les mots grecs. Une expression grecque que Nietzsche emprunte à Schopenhauer, chez qui elle est fréquente, se trouve même mal transcrite et traduite en note d’une façon qui frôle le non-sens : la passion philosophique ou encore l’excellence (page 183) au lieu de la passion philosophique par excellence. Mais il faut admettre que l’on voit bien pire dans d’autres collections du même éditeur, qui semble parfois considérer que l’on peut faire l’économie du travail de correction.
Premiers écrits
Frédéric Nietzsche
traduits par Jean-Louis Backès
Le Cherche-Midi éditeur
213 pages, 110 FF
Ecrits autobiographiques
traduits par Marc Crépon
Presses Universitaires de France
235 pages, 188 FF