Cet hiver, Ghéracim Luca, poète d’origine roumaine, disparaissait. Retrouvé dans la Seine, on put alors lire par-ci, par-là un mot ou deux noyés dans les pages d’actualité, à l’exception de L’Humanité (1). De celui qui ne cessa de vouloir une poésie non-œdipienne, c’est-à-dire dégagée du schéma ternaire du fameux complexe d’œdipe et de la loi du père tout-puissant, on ne fit donc pas grand cas. Cet homme, dressé encore il y a quelques mois sur sa maigre stature et porté par la tension vibrante de sa voix -elle en qui il creusait sans cesse la rupture jusqu’au seuil inouï où les mots se briseraient -, cet homme, amaigri par la violence et la montée de la xénophobie, fatigué par l’absence de la poésie dans la société, décida un jour d’hiver 1994 de ne plus donner chance au jour en lui.
Si sa voix sera toujours enfouie dans le « fracassant silence que sa disparition vient d’imposer » (2), restent les livres d’un homme qui chercha à quitter l’écrit : soit dans la pratique du récital (Crimes sans initiale, L’Autre mister Smith), soit dans ce qui pourrait s’appeler des géographies visuelles, cubomanies et dessins (Crier, taire, La Maison d’yeux). Reste aussi l’un des premiers textes, écrit d’abord en roumain en 1945, qui fut aussi le dernier recueil auquel il travailla. Long monologue de libération de la condition œdipienne. L’Inventeur de l’amour suivi de La Mort morte est le lieu de la haine de « l’homme axiomatique » : entendons, avec Luca, celui pour qui l’occident n’eût d’autre nom qu’œdipe : le fils. Exit, donc, l’autorité paternelle, exit les séductions, exit la culpabilité, exit les névroses, exit le pied meurtri du fils, exit les yeux crevés, exit cet être claudiquant dont le corps, l’infâme corps, lui sera toujours refusé : « Depuis quelques milliers d’années/on propage comme une épidémie obscurantiste/l’homme axiomatique :/œdipe//l’homme du complexe de castration/et du traumatisme natal/sur lequel s’appuient les amours/les professions/les cravates et les sacs à main/le progrès, les arts/ les églises ».
Refusant ce qu’il nomme sa « biologie fixe », pour Ghérasim Luca « être hors la loi/Voilà la question/Et l’unique voie de la quête » qu’il fallait ouvrir en œuvrant du fond de la bouche au jaillissement de la « brûlante morsure des mots », en appelant la création de failles obscures dans le corps pour en remonter une langue radicalement autre. Ce sera dire de « la position non-œdipienne (qu’elle) projette/ »pour la première fois dans un comportement/humain, « la somptueuse libération de la matière (…)/une manière inespérée de capter et de dévorer/le réel ». S’exclure et s’ex-crire s de tout ce qui put réduire la voix à du prévisible, ce fut pour Luca encore lancer à la face crispée d’œdipe : « Je suis certain/qu’il aurait été plus rassurant/pour la bonne marche/de la turpitude humaine/que j’eusse été un assassin féroce/ou un incendiaire absurde/car dans ce cas j’aurais pu être réduit/à l’une de leur données prévisibles//mais jamais on ne pardonnera le sable mouvant de mes gestes (…)/atroces et vertigineux comme un volcan ». Le travail sémantique et phonique par lequel Luca faisait entrer la parole dans ses distorsions, « le niveau d’attention d’écoute » qu’il parvenait à transformer « en une création d’écoute », selon les mots de Jean-Jacques Viton, tout cela empêche une telle pratique de s’enfermer dans une activité exclusivement formelle, c’est-à-dire uniquement linguistique. Tout cela dit son authenticité et la nécessité qui la fonde. Luca, hors littérature.
(1) Les Cahiers du refuge ont également réalisé un numéro en hommage à Ghéracim Luca. Centre international de poésie de Marseille, couvent du refuge 1, rue des Honneurs, 13002 Marseille
(2) Jean-Jacques Viton, La dernière « brûlante morsure des mots » de Ghérasim Luca, L’Humanité du 15/03/94.
L’Inventeur de l’amour
suivi de La Mort morte
Ghéracim Luca
José Corti
115 pages, 90 FF
Poésie Luca : l’anti-Oedipe
octobre 1994 | Le Matricule des Anges n°9
| par
Emmanuel Laugier
Gilles Deleuze considère Ghéracim Luca comme l’un des plus grands poètes français : disparu cet hiver, sa voix manquera toujours à ceux qui le découvriront.
Un livre
Luca : l’anti-Oedipe
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°9
, octobre 1994.