A chaque parution (attendue mais maintenant malheureusement close) d’un nouveau roman traduit en français de Dezsö Kosztolànyi (1885-1936), le sentiment du lecteur est égal. Sitôt refermés, ses livres procurent une mystérieuse impression d’ébranlement, d’hébétement, un partage de doutes et de certitudes, pareil à ce que l’on peut ressentir devant un troublant et inextricable fait divers.
Dans les romans de Kosztolànyi, les critères de temps, d’espace, comme les personnages (et leurs rapports) semblent si identifiables, si ancrés dans le contexte social que la lecture pourrait paraître d’une jubilatoire limpidité. Une simple illusion en fait. Rappelons que le premier métier de Koszolànyi fut le journalisme et que dans les années 20, la littérature d’Europe centrale commençait à s’abreuver des premiers soubresauts d’une nouvelle science humaine, la psychanalyse. Double source d’apprentissage donc qui a fourni à l’auteur hongrois la matière pour passer maître du vrai-faux roman analytique.
Si dans Anna la douce, il avait choisi le mode descriptif pour peindre son intrigue, cette fois dans Le Cerf-volant d’or, il nous convie au cheminement intérieur de son héros. Le personnage principal, Antal Novàk, la quarantaine, enseigne les mathématiques et les sciences de la nature dans un lycée de province, à Sàrszeg (ville imaginaire dont le nom est formé de Sar qui signifie en hongrois « la boue »). Il aime son métier et sa fille de 17 ans qu’il élève seul. Professeur principal de la terminale, respecté de tous, il représente l’ordre. Profondément humaniste, celui qu’on appelle amicalement « la Caboche » ou « la Gourde » a fait sienne la haute mission pédagogique chère à Leibniz : « Confiez-moi l’éducation des enfants, et je changerai le monde. » Parfait. Seul problème : malgré les apparences trompeuses, la réalité est tout autre, et l’instinct n’a que faire de la bonne raison. Son premier choc survient avec la fuite de sa fille Hilda qui décide de vivre sa vie avec un jeune lycéen. La seconde verra le bon Novàk affronter la vengeance sournoise de trois anciens potaches qui le tiennent pour responsable de leur échec au bac. Sous les coups, dans les deux sens du terme, l’idéal de toute une vie professionnelle et familiale s’effrite. Sentiment d’orgueil, de culpabilité, d’impuissance, Novàk vacille dans ses contradictions, puis, assailli par un sursaut d’une miséricordieuse lucidité, il se confesse : « Quelle dangereuse pacotille que l’être humain. »
L’épreuve est rude et la descente en apnée brusque. Derrière la scène, l’auteur tire les ficelles de cette marionnette désarticulée. Kosztolànyi est un orfève pour glisser, ganté de soie, sa plume dans les méandres de l’âme humaine. Le drame est proche, assourdissant. « Le coup de feu claqua. » Vertigineux. A cet effet, on ne peut s’empêcher de penser au tragique destin de Cripure, le burlesque instituteur du merveilleux Sang noir de Louis Guilloux. Chacun, à leur façon, voulait réformer leur monde, sans mesurer que la réalité de la misérable bassesse humaine aurait raison de leurs convictions. Faudrait-il y voir une morale ? Non, répond Kosztolànyi. Car « ce n’est pas la vie. On ne trouve ça que dans les romans, quand l’écrivain accumule les événements sans dûment les justifier… ». Quel beau métier !
Le Cerf-volant d’or
Dezsö Koszolànyi
traduit du hongrois par
Eva Vingliano de Pina Martins
Viviane Hamy
377 pages, 149 FF
Domaine étranger La vie selon Kostolanyi
octobre 1993 | Le Matricule des Anges n°5
| par
Philippe Savary
Un prof perd pied devant l’inanité de son rôle familial et professionnel. Une analyse menée en gants de soie par l’auteur d’Anna la douce.
Un livre
La vie selon Kostolanyi
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°5
, octobre 1993.