Annie Le Brun, une autre qualité de l'air
Annie Le Brun, vous nous disiez que le surréalisme apportait une autre qualité de l’air… Est-il respirable aujourd’hui ?
Ce n’est pas par hasard que, dès le premier Manifeste du surréalisme, André Breton parle d’un château en ruines, ouvert à tous les vents et dont les visiteurs vont et viennent à leur guise, tel le plus inespéré carrefour du négatif. C’est d’avoir été cet espace informel mais déterminé par un certain nombre de refus définitifs, renvoyant tous au même désir plus ou moins conscient de « changer la vie », que le surréalisme a pu fédérer les êtres les plus divers. En ce sens, on y aura été plus près de l’utopie que de toute avant-garde. D’où cette qualité de l’air grâce à laquelle, dans les meilleurs de ces moments, la liberté des uns y aura exalté celle des autres. Rien de plus opposé à ce qui se passe aujourd’hui, quand on ne semble préoccupé, dans les domaines les plus divers, que de rassembler pour se ressembler. N’est-ce pas sur quoi repose le succès des « communautés » d’internautes avec la multiplication, plus ou moins orchestrée, des épidémies de bêtise qui en résulte ?
Qu’est-ce qui rendrait le fond de l’air moins épais, moins pollué ?
Tout simplement, pourrait-on dire, le désir de repassionner la vie. Mais on en est très loin quand la loi du nombre se substitue désormais à toute intensité. Sade avait bien vu qu’« on devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné ». Malheureusement, innombrables en sont les exemples, aujourd’hui que la passion est démodée et que tout est en place pour nous convaincre d’être « cool », flexible et convivial. Regardez la mode qui a réussi à habiller presque tout le monde du même jogging et des mêmes chaussures de course à la servitude. C’est à ce prix de neutralisation effrénée qu’on nous convainc d’affirmer notre singularité interchangeable. D’ailleurs, une grande part du succès du monde numérique vient de la marchandisation systématique de ce qui lie facilité et commodité sous prétexte de personnalisation. C’est un des secrets de la crétinisation en cours et de l’épaississement de l’atmosphère qui en résulte.
Vous avez toujours été très attentive à l’articulation individualité singulière et collectif amical, dans la vie littéraire comme dans la vie courante. Les choses sont-elles très dégradées aujourd’hui ?
Qu’il s’agisse des êtres, des livres, des images, des objets, j’ai toujours misé sur la rencontre. Les uns comme les autres ont dessiné des constellations qui, en ouvrant leurs imprévisibles perspectives, m’ont permis de ne pas m’en tenir au monde comme il est. Ainsi ai-je eu la chance de connaître quelques êtres splendides. C’est une des dernières chances qui nous reste encore. Même si les choses se dégradent à une vitesse folle. Force est de constater que le champ du hasard s’amenuise jour après jour. Voilà longtemps que le quadrillage marchand défigure et uniformise l’espace de la ville. Celui-ci n’appartient plus aux passants, qui...