La collection « discogonie » des éditions Densité se propose d’explorer « les microsillons creusés par les artistes de la musique enregistrée ». Soit une série de livres consacrés aux disques iconiques du rock ou de la pop, qui en explore la « cosmogonie », la richesse artistique, poétique, conceptuelle, le contexte historique, bref l’ensemble des facteurs mystérieux qui donnent naissance à une entité musicale particulière, l’album, composée de petites structures (les chansons) réunies dans une grande qui leur donne un sens élargi.
Si la collection n’aborde pas deux des étalons du genre – le Pet Sounds des Beach Boys et le Sergent Pepper des Beatles (sans doute parce qu’ils sont tellement iconiques qu’en parler serait redondant) –, elle n’en offre pas moins une liste variée de ces objets non-identifiés qui, à l’heure du streaming et des playlists, ont peut-être perdu de leur superbe pour se convertir en artefacts d’un temps révolu.
En choisissant de se pencher sur L.A. Woman, le dernier album des Doors, Mathieu Jung fait un choix a priori contre-intuitif puisque ce sont d’autres enregistrements qui sembleraient contenir la substantifique moelle du lyrisme psychédélique des Californiens. Pourtant, l’auteur, en battant en brèche la théorie selon laquelle ce disque enregistré en décembre 1970 serait un « opus testamentaire où l’on perçoit volontiers la préfiguration de la mort toute proche de Jim Morrison », montre au contraire que l’album, s’il préfigurait quelque chose, c’était bien la possibilité d’une évolution musicale qui n’aura pu, hélas, donner d’autres fruits.
Paradoxalement, avec des titres comme « The end », « le moins que l’on puisse dire, c’est que la fin est programmée dès le début avec les Doors », elle est même une « empreinte musicale ». Or – et c’est là ce qui justifie le choix de L.A. Woman, un album qui augurait de nouveaux prolongements – « il faudrait idéalement pouvoir écouter les Doors depuis la vie », en saisir donc « le profond vitalisme » pour « désencombrer ce groupe de sa légende » et « tâcher de le rendre à la musique ». Un vitalisme qui ne s’exprime pas seulement dans le scandale de certains excès exhibitionnistes de Morrison (qui valut au groupe un procès qui nuisit à sa carrière), mais dans une volonté héritée d’Artaud de « guérir la vie » à travers une tension « dionysiaque-apollinienne ». Car les Doors « ne sont pas de gentils et amusants hippies » et leur dernier disque, plus brut que les précédents dans son retour au blues, en est la confirmation.
L’album, que le livre explore exhaustivement, morceau après morceau, y compris d’un point de vue technique – puisque les conditions de son enregistrement, dans un studio bricolé et sans le producteur habituel du groupe, expliquent sa singularité – est « le lieu instable d’une intensité pure, mais aussi celui d’une “mélancolie active” », affirme l’auteur en référence à Van Gogh. Il est animé d’une « énergie paradoxale » qui passe de « l’amour fragile » de « Love her madly », tube pop parfait, à « l’érotisme brutal » de « Been down so long », blues très rêche et presque trop « relâché » pour le guitariste Robby Krieger, qui n’en est pas moins « un de sommets lubriques » de l’album.
Quant au morceau éponyme et son « exultation folle », il est celui où le mojo, ce « pouvoir surnaturel » puisé aux origines mêmes du blues, élève Morrison au statut de « bluesman dionysiaque sinon priapique ». Et dans « Riders on the storm », l’épique clôture du disque et de la carrière du groupe, le « virilisme exacerbé » de certains morceaux cède la place à une « déréliction ». Ainsi, c’est l’évocation d’une « errance dans une nuit sans espoir » qui vient conclure un album certainement plus remarquable qu’il n’en a l’air.
Guillaume Contré
Doors. L.A. Woman
Mathieu Jung
Densité, 150 pages, 12 €
Essais Ouvrir les portes
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Guillaume Contré
Un petit livre explore en détail le dernier album des Doors et sonde les secrets de sa mystérieuse alchimie.
Un livre
Ouvrir les portes
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Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.