Ce premier roman d’Ana Maria Torres, traductrice du grand écrivain portugais Miguel Torga, est une invitation au voyage sur ses terres natales et sauvages de Trás-os-Montes, au nord du Portugal, à travers les parcours de Madalena et de Marta. Ici, les lieux sont maîtres des destins, figés dans le temps, ils voient passer les générations. Ainsi la maison, « témoin de tant de morts-nés, petits anges montés au ciel ». Mais Madalena ne veut pas franchir le grand saut qui sépare l’enfant de l’adulte. Elle veut répondre à l’appel de la Montagne, apprendre à nager avec les garçons dans le Sabor, l’affluent « à la translucidité savoureuse », se perdre dans la cave qui regorge de denrées. Cette Terra Fria est celle des hommes, un condensé de la vie sur terre, où tout ce qui pousse, germe, se cueille, se broie, se pétrit, se mange et se boit. La narratrice saisit des instantanés, que ce soit la fabrication du pain – « le sel, avec une justesse d’artisan dans le poignet » – ou du vin, « Un vin nu. Honnête. Qui a le goût de la terre ocre et des défenses des sangliers qui viennent tout ravager ». Tout en conservant une simplicité de langage, le récit tend un arc poétique plein de grâce entre la beauté du quotidien et la rudesse des lieux. Elle distribue des mots en portugais posés çà et là, légers et lumineux. Les anaphores en ouverture de paragraphe installent toute chose dans une boucle, un cycle temporel qui semble ne jamais devoir se rompre. Jusqu’au départ de Madalena pour la France : « Cet endroit, non, ce n’a jamais été chez elle ». C’est le point de bascule. La rupture avec une terre qui nourrit le corps et l’âme, pour l’illusion d’un ailleurs : « on part pour ne plus revenir. Plus personne pour entendre (…) la saudade qui étreint sous la couverture jusqu’au chant du coq ».
Lire Ana Maria Torres, c’est sentir sous ses pieds la « folie du raisin », et à la fin, le cœur étreint de la saudade, se sentir de Trás-os-Montes. Pour des siècles et des siècles.
Virginie Mailles Viard
Terra fria
Ana Maria Torres
La Grange Batelière, 94 pages, 15 €
Domaine français Terra Fria
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Virginie Mailles Viard
Un livre
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.