Quarto N°27 (Agota Kristof)

Une sensibilité d’écorchée vive, un inépuisable amour de l’amour, un désir viscéral de liberté, Grisélidis Réal était de ces femmes qui illuminent les ténèbres et savent dire l’obscur miracle de la pureté des impures. Figure iconique de la « catin révolutionnaire », elle revendiquait la prostitution comme « un art, un humanisme et une science », et sut faire du parfum de vérité qui colle à ses phrases, et de l’inventivité de sa langue, un moyen de célébrer les corps et d’intensifier la vie, tout autant qu’une arme dans son combat en faveur des courtisanes.
Née à Lausanne en 1929, dans une famille d’enseignants, elle passa son enfance en Egypte et en Grèce. Elle a 9 ans quand son père décède. Retour en Suisse. Forte d’un diplôme de décoratrice, elle s’installe à Genève, fréquente la bohème, et cherche à vivre comme artiste-peintre. Elle se marie, accouche d’un premier fils, divorce, et se retrouve bientôt mère de quatre enfants de trois pères différents. Sans ressources, elle est privée de la garde de ses enfants. C’est alors qu’elle rencontre un Noir américain qu’elle arrache à un hôpital psychiatrique, et avec qui elle fuit avec deux de ses enfants qu’elle a dû kidnapper. Direction l’Allemagne. Nous sommes en 1961, elle a 32 ans.
C’est cette cavale, sa vie clandestine sans papiers, sans argent, avec un étudiant noir schizophrène dans la Munich d’après-guerre, qu’elle raconte dans Le Noir est une couleur. Un livre convulsif et ténébreux, un récit initiatique où elle célèbre le liturgique ensorcellement d’aimer corps et âme tout en découvrant sa face diabolique quand Bill, et la misère, la poussent à se prostituer. « Je suis passée de l’autre côté, celui d’où l’on ne revient pas. » Une connaissance par les gouffres, un quotidien terrible et étroit où deux énergies solidaires, l’une destructrice, l’autre fondatrice, imposent leur rythme frénétique. Elle vivra un amour incandescent avec un GI’s noir, découvrira la fraternité tzigane, multipliera les expériences extrêmes avant d’être arrêtée pour trafic de drogue et d’être emprisonnée sept mois. Elle en parle avec ses entrailles, avec des mots qui brûlent mais sans jamais se plaindre. Un roman vrai où la frontière entre la peau et la page n’existe plus.
Mais l’écriture de ce voyage au bout de la nuit n’a pas été simple, comme le rappelle Denis Bussard. Cessant de se prostituer – de manière définitive croyait-elle –, elle entrera en écriture comme on entre en religion, soutenue par Maurice Chappaz, Jacques Chessex et Bertil Galland. « Ce texte me vengera de tout ce que j’ai vécu. Tout ce qu’on m’a fait, ce que j’ai dû avaler en silence, je le resservirai et je ne mettrai pas plus de gant qu’on n’en a mis avec moi. » Et quand des éditeurs voulaient lui imposer des corrections, comme celle de l’imparfait à la place du présent, elle explosait, expliquant que décrire une scène de viol à l’imparfait serait une manière de mettre à distance ce qui arrive toujours maintenant. « C’est maintenant la vie ! Maintenant ou jamais qu’on est violé, qu’on est baisé, qu’on crève et qu’on éjacule ! Il n’y a pas d’imparfait nulle part ! Sauf pour les MORTS ! » Un style de survie, dit Fabien Dubosson, contre tout ce qui pourrait la réduire au silence. Le livre paraîtra chez Balland, en 1974, mais sans retenir l’attention, l’époque étant à une littérature expérimentale et très formaliste.
Il faudra l’abnégation d’Yves Pagès et des éditions Verticales pour qu’enfin les écrits de Réal trouvent leur public. Ce seront les deux recueils épistolaires initiés par Jean-Luc Hennig, une véritable « mise en lettres du corps de Grisélidis Réal » (Sophie Jaussi), puis Suis-je encore vivante ?, son journal de prison retrouvé par ses enfants, et Mémoires de l’inachevé (1954-1993), un ensemble d’inédits. Mais tout commença par Le Noir est une couleur et le Carnet de bal d’une courtisane, où elle notait les particularités et les demandes de ses clients ainsi que le prix de la passe. C’est l’époque où pour marquer sa solidarité avec ses consœurs en pleine révolte, elle reprit ses activités, recevant ses clients chez elle. Une activité qu’elle ne cessera de défendre quand elle est le choix libre d’un « artisanat particulier » consistant à se mettre dans la peau de l’autre, à « déceler son attente, son angoisse, son désir et comment l’en délivrer sans dommage pour elle ni pour lui ». Une vie où Arno Bertina voit un côté « geisha du pauvre », et une façon d’être où Laurent de Sutter voit la possibilité de penser ce qui fait un homme aussi bien que ce qu’est une putain.
Richard Blin
Quarto N°50 (Grisélidis Réal)
112 pages, 11 €